Hàkkas, Volkovitch et Nadeau dans la Grèce des années 60 17 octobre 2013 – Publié dans : Notre actualité, Traduire – Mots-clés : , , , , , , , ,

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Illustration de couverture par Tàkis Sidèris

Hàkkas en aura bavé toute sa vie. Né en 1931 dans une famille pauvre, il grandit sous l’Occupation, puis la Guerre Civile. Devenu communiste, il est persécuté en même temps par la droite au pouvoir, qui l’envoie en prison pour quatre ans, et par le Parti, que sa franchise indispose. Il vit de petits boulots, représentant, artisan, consacrant tout son temps libre à l’association culturelle qu’il a fondée avec des amis. A trente-huit ans il attrape le cancer et meurt trois ans plus tard.

Ses écrits : quelques poèmes, trois pièces en un acte, trois recueils de nouvelles. C’est tout. Une oeuvre en miettes, comme sa vie. Des pages volées à cette vie trop dure, puis à la mort ; les unes griffonnées en hâte sur des paquets de cigarettes, les autres dictées sur des lits d’hôpital. Au fond, vu les circonstances, Hàkkas n’a pas peu écrit, mais beaucoup...

Comme tout ce qu’il a laissé, Le bidet (1970) et Les cénobites (1972), ses deux grands recueils, sont d’abord une chronique : l’histoire d’une vie, la sienne, à peine teintée de fiction ; et en même temps, celle de sa génération. Une autobiographie collective.

Ils étaient jeunes, idéalistes, et la plupart ont héroïquement résisté à la répression. Vingt ans plus tard, on les retrouve embourgeoisés, avachis, vaincus par le confort moderne. (Enfin, tout est relatif : ce que l’auteur reproche à ses compatriotes, c’est de se faire installer... un bidet.) Triste Grèce des années 60, encore secouée par son passé, déjà bousculée par le futur. Le bidet, ricanant requiem pour une génération foutue, festival de sarcasmes et de provocations diverses, en trace un portrait plein de rage, d’humour, de féroce lucidité.

Mais Hàkkas n’est pas seulement un virtuose de la satire. Il a beau râler, sa tendresse affleure à toutes les pages ; il n’y a qu’à l’entendre évoquer Kessariani, le faubourg populaire d’Athènes où il passa toute sa vie, où se déroulent ses histoires, et les petites gens qui l’habitent. Et puis Hàkkas n’a pas l’esprit sectaire, le monde pour lui n’a pas cette allure bien carrée, les bons ici les méchants là-bas, si rassurante pour les naïfs. Il sait voir les pailles et les poutres dans tous les yeux — y compris dans les siens. Où a-t-il donc appris ça, en ce temps-là ?

En plus il est maladivement honnête. Il dit tout, c’est plus fort que lui. Voilà ce qui l’a perdu — et sauvé. Hàkkas est grand pour avoir vécu, pensé, écrit, non comme on le lui disait, mais comme il le sentait ; pour avoir été libre, de plus en plus. Et Dieu sait combien c’est difficile — surtout quand à vingt ans on était à genoux devant la statue de Staline. Les livres de Hàkkas (c’est là un de leurs points communs avec l’impressionnant Toi au moins, tu es mort avant de Chrònis Mìssios), sont l’histoire d’un homme qui peu à peu, à travers mille épreuves, se libère des autres et de lui-même.

Mais justement, si Hàkkas est devenu un écrivain majeur, c’est que cette liberté conquise, il sait aussi, comme Mìssios, la faire passer dans les mots. Dès les premières nouvelles du Bidet, il a trouvé sa voix, ce ton à la fois désinvolte et brûlant, tout en ruptures, dérapages, télescopages, bouffées de fantastique et d’absurde... Mais c’est le cancer qui va le mener plus loin encore.

Sans doute, la maladie n’a pas bouleversé sa trajectoire d’écrivain : en découvrant le mal dans son corps, Hàkkas a dû y voir une confirmation, une cristallisation en lui du mal qui l’entourait ; dans ce qui lui reste à écrire, déchéance physique et décomposition sociale serviront de métaphore l’une à l’autre. Le cancer a surtout joué un rôle d’accélérateur : des derniers textes du Bidet, œuvre d’un condamné à mort, aux Cénobites écrits par un mourant, on voit l’homme et l’écrivain mûrir à toute allure, jusqu’aux trente pages hallucinées qui viennent clore ce volume et sa vie. Une débâcle et une envolée, la narration qui part en tous sens, rêves, souvenirs, visions, monologues à plusieurs voix, phrases explosées, mots qui éclatent en assonances, en calembours — le bouquet final.

L’étonnant, c’est que malgré douleur et désespoir Hàkkas n’ait jamais cessé d’écrire, de lutter, avec l’allègre furie de celui qui donne tout ce qu’il a. Contrairement au Mars de Fritz Zorn, autre grand livre inspiré par le cancer — et dont la seule lecture a de quoi le donner —, Le bidet et Les cénobites ne sombrent pas dans la déprime. Ces pages dilatent le coeur en même temps qu’elles le serrent ; entre angoisse de mourir et jubilation d’écrire, elles émettent jusqu’au bout une lueur qui réchauffe, intermittente et obstinée comme un clignotement d’étoile. Des médecins grecs les ont fait lire à leurs patients condamnés, pour les aider à mieux mourir ; quant à nous autres, les sursitaires, comment ne pas être fiers de lui, de cet homme seul et minuscule dans la nuit éternelle, ce nargueur de néant, lançant jusqu’à la fin ses fusées — si vivant jusque dans la mort ?

Voilà ce que j’écrivais, en guise de postface, dans le choix de textes publié chez Maurice Nadeau, en 1997, sous le titre général Les cénobites. Traduire Le bidet, et surtout Les cénobites, fut un travail passionnant car difficile, parfois impossible. Il a fallu renoncer à trois nouvelles du premier (15 pages en tout) et à deux longs textes du second (65 pages), pleins de jeux de mots longuement filés, dont il ne serait pas resté grand-chose en français. Hàkkas est doublement obscur. Il l’est d’abord de façon délibérée, par endroits, pour les Grecs eux-mêmes, et il n’était pas question de l’édulcorer en explicitant. Mais ses textes, par ailleurs, fourmillent d’allusions à la réalité grecque de l’époque, et là il convenait d’aider le lecteur français, par les deux procédés classiques (les notes en bas de page étant désormais jugées ringardes, à juste titre) : notes en fin de volume, brefs éclaircissements intégrés de façon indécelable au texte.

Je n’aurais pu saisir moi-même toutes ces allusions sans l’aide providentielle de Marìka, veuve de l’auteur — la seule veuve d’écrivain, je crois bien, qui ne m’ait pas fait souffrir mille morts. Je suis allé la voir chez elle, en banlieue, dans la maisonnette où Màrios et elle avaient vécu, où le fameux bidet trône toujours dans la minuscule salle de bains, sous les poissons paradisiaques. Nous avons passé trois jours entiers à relire tous les textes ensemble mot par mot. Nous avons visité tous les lieux, le monastère, le champ de tir, accompagnés de Spỳros Hàkkas — celui-là même qui un peu plus tard, hélas, animé des meilleures intentions, lors de la réédition en un volume, allait corriger certaines des « négligences de style » du frère bien-aimé. J’avais associé au projet trois jeunes traductrices, Noëlle Bertin, Yseult Dimakopoulos et Dominique Dourojeanni. Non pour gagner du temps — dans ces cas-là on en perd plutôt —, mais pour leur mettre le pied à l’étrier. Nous avons procédé de la manière habituelle : j’indiquais les passages à reprendre, expliquais pourquoi, lisais leur nouvelle version et ainsi de suite jusqu’à ce que satisfaction réciproque s’ensuive. En ce temps-là j’étais généreux. Comment publier chez nous pareil auteur, étranger, Grec de surcroît, et tout de même assez atypique ? Si Maurice Nadeau n’avait pas existé, Hàkkas et moi étions foutus. Ce fou de Nadeau a dit oui tout de suite, sachant sûrement quels risques il prenait. Moi, toujours candide, incurable optimiste, j’espérais toucher quelques lecteurs. Ce fut notre bide le plus total — nous avons pourtant pris d’autres sacrées gamelles ensemble… Un seul article, dans la Quinzaine de Nadeau — c’était bien le moins —, plutôt tiède, qui déplorait le malencontreux « jeu de mots involontaire » du titre, lequel était on ne peut plus délibéré… Une poignée de lecteurs, à peine plus que pour la poésie. Un bouquin bientôt pilonné. L’ami Màrios — ami que je n’ai pas connu, ami tout de même, aimé autant qu’admiré — enterré pour la deuxième fois.

N’empêche, si c’était à refaire, je serais partant. Encore assez fou.

M.V.

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