Carnet de bord 2020, semaine 38 20 septembre 2020 – Publié dans : Carnet de bord – Mots-clés : , , , , , ,

publie.net, le feuilleton, à retrouver chaque semaine, par GV.

lundi

On le dit et on le lit souvent, le temps de l'édition est un temps long. À la fois pour se rassurer face à la durée de vie de plus en plus limitée d'un livre en librairie, mais aussi pour évoquer (avec lassitude ?) le temps de réponse après soumission (déjà, ce mot) d'un manuscrit, le temps nécessaire ensuite entre le moment de son acceptation et celui de sa parution. Là, clairement, un manuscrit qu'on accepte aujourd'hui, ce sera au mieux pour l'automne 2021 puisque notre planning du premier semestre est bouclé, comme on dit. Ce n'est pas l'idéal pour un auteur de se dire que son livre sera publié aussi loin dans le temps ; ce ne serait pas réellement raisonnable d'avoir un temps de publication plus bref, même si cela peut arriver (cela se traduirait soit par une compression du travail éditorial, soit sur l'impasse faite sur X segments de la promotion en amont). Au fond, c'est aussi une question de confort. Publier vite, en respectant l'urgence de l'écriture (l'urgence de devoir être lu, aussi), c'est plus confortable pour l'auteur, mais ça met l'équipe éditoriale en tension. Le contraire est vrai aussi : l'éditeur peut alors plus confortablement voir venir et préparer son action, pendant que l'auteur attend dans l'inconfort de s'éloigner peut-être irrémédiablement de son propre livre (passé un temps, et sachant déjà que le cycle de l'écriture peut durer mille ans, on est tellement à distance de son propre travail qu'on ne s'en considère plus véritablement si lié). Ce que je ne voudrais pas, c'est qu'à mieux nous organiser pour préparer et anticiper les parutions (ce que l'on pratique désormais depuis plusieurs années), on en vienne à faire ce qu'au fond tout le monde fait, qu'on se soit fondu dans les tempo des autres. Comment y remédier ? Tâcher de ménager un semblant d'équilibre pour que chacun puisse s'y retrouver. Ce n'est pas une formule en l'air. Tout ce que ce que l'on fait avant, pendant, après la parution d'un livre avec la ou les personnes qui l'ont écrit c'est, mine de rien, avant tout, une collaboration artistique.

Ils étaient à l’écoute de chaque personne qui passait en marchant près d’eux, prenant note de sa respiration au moment même où ils inspiraient, expiraient. Finalement, ils commencèrent à se considérer partie intégrante des voitures, des trains du réseau express ferroviaire régional, des gens qui passaient et des enfants dans les poussettes et des chiens en laisse et des gens de l’autre côté des conversations téléphoniques se déplaçant dans le spectre électromagnétique dans la bande de fréquences des micro-ondes vers et depuis les antennes-relais et les satellites en orbite autour de la planète, autant qu’ils faisaient partie d’eux-mêmes et l’un de l’autre.

Et bien qu’ils aient eu aussi conscience des sacs froissés de Frito-Lay enflammés passant dans l’air, des sacs sortis des pantalons et passés sur la tête de quelqu’un, des torses pliés à 90°, de leurs bras tendus pour en mesurer la résistance, qu’ils aient su le désir, cru et furieux, su comment on plonge un doigt dans du gin froid pour faire tournoyer les glaçons en plongeant un autre doigt dans la soupe chaude pour la goûter tout en utilisant encore un autre doigt pour frotter vigoureusement d’avant en arrière et puis appuyer sur la touche envoi, tout ce qu’ils avaient besoin de connaître était cette respiration. Et bien que sentant la résistance, le scepticisme et le doute en eux quand ils pensaient à leur collaboration, à comment elle était conduite sans lien avec un but collectif plus grand, à comment elle paraissait si souvent centrée sur le je, je, je de leurs moi individuels et de leurs styles de vie pseudo-héroïques autoproclamés, si souvent centrée sur le je, je, je d’encore une autobiographie, encore un mémoire, de l’individualisme lyrique bourgeois et du nombrilisme nord-américain, bien que leur honte, leur embarras de tout cela aient menacé de les plonger encore plus dans les impasses qu’ils s’étaient promis de dépasser, tout ce dont ils avaient besoin pour l’instant était de respirer.

Alors, en pleine conscience, ils se levèrent, s’époussetèrent tout en respirant encore profondément, pleins d’éclat et de fièvre à l’égard de nouvelles interactions et d’échanges, s’approchant comme jamais du toucher et de la proximité, comme s’ils étaient attachés l’un à l’autre par des ventouses de céphalopodes et prêts à parcourir le monde avec dix fois plus d’intérêt pour ce qui s’y passe.

mardi

C'est amusant (non) mais les listes de prix d'automne qui déferlent depuis quelques jours non seulement ont quelques petits airs de famille en commun (quand ce n'est pas la majorité des titres qu'elles distinguent, avant de n'en couronner qu'un) mais semblent également avoir la particularité partagée de ne pas accorder beaucoup de place à l'édition indépendante. On le constate chaque année et chaque année est un nouveau recommencent. Peut-être car des éditeurs indépendants, il en reste de moins en moins ? Soit qu'ils périclitent, soit qu'ils se fassent racheter par de grands groupes (dernière maison en date, Viviane Hamy par Flammarion), le tout bien sûr en gardant toute leur indépendance éditoriale, comme le veut la formule. Enfin, du moment qu'ils ramènent bien le bon chiffre d'affaire à celles et ceux auprès de qui ils rapportent, puisque le langage canin du capitalisme d'entreprise semble avoir naturellement investi les colonnes de la presse spécialisée (ou non) qui reportent, elles, sans (sour)ciller les étranges communiqués des grands groupes, lesquels ressemblent forts aux dépêches annonçant que la Fnac a racheté Darty (ou vice versa). La littérature, après tout, est une industrie (culturelle, mais enfin personne n'est parfait) comme une autre. Il est d'ailleurs à signaler qu'il existe un prix du bibliothécaire de l'année, ainsi que des trophées de l'édition, lequel est divisé en deux catégories : l'éditeur de l'année (des gens sérieux non indépendants -- faut-il dire dépendants ? --, qui ne sont pas contre recourir aux littératures sous OGM du moment qu'elles performent, se placent sous le strict régime du marché, pratiquent la salle de réunion, la machine à café et les tableaux Excel) et la petite maison d'édition de l'année (des gens roots qui élèvent leurs livres au grain, font la tournée des marchés et des petits producteurs locaux, qui favorisent les auteurs et autrices bio et n'ont pas de RTT). Fort heureusement lorsqu'on se branche sur une radio culturelle de grande écoute, on est rassuré : c'est une belle rentrée (dixit la journaliste qui travaille pour un magazine d'actualité possédé majoritairement par Xavier Niel et Matthieu Pigasse). On aurait pu craindre un faible de nombre de parutions, mais finalement les romans sont bien là (ouf). Même son de cloche chez son collègue chroniqueur, qui lui travaille pour un hebdommadaire d'économie décomplexée possédé par Bernard Arnault : soit la cuvée 2020 est bonne, soit il a lui-même bien choisi les livres dont il a bien voulu parler (sic). S'en suivra une lecture gênante du dernier Mauvignier sur une musique d'ambiance de Max Richter qui donne l'impression d'une espèce de parodie de mauvais film français. Ce qu'il y a à comprendre dans tout ça ? Pas grand chose. Les grands groupes parlent aux grands groupes, et même à les entendre faire on se sent de trop.

mercredi

Qu'est-ce qui fait qu'on trouve un manuscrit bon ? Tellement bon qu'on a envie de le publier ? J'ai envie de dire, ça dépend du manuscrit. Parfois, c'est un texte sur lequel on revient en lieu et place de nos lectures personnelles, à d'autres moments que ceux dévolus à la vie de la maison d'édition. Tout simplement pour pouvoir continuer à lire. D'autres fois, c'est le contraire. Ce sont des manuscrits qu'on a envie d'arrêter de lire brusquement. Pourquoi ? Pour se mettre soi-même à écrire. Les premiers sont sans doute les plus à même de trouver leur public, comme on dit un peu maladroitement (puisqu'en réalité c'est le contraire : c'est au public de les trouver). Les seconds sont sans doute les plus enthousiasmants pour les amateurs (au sens noble) que nous sommes finalement un peu tous. Ils brisent les frontières du lire-écrire. Ils s'inscrivent entre. Et quand on trouve des textes pareils (ce qui est rare), notamment quand ils proviennent d'inconnu·e·s (ce qui est encore plus rare), on se sent investi d'une grande responsabilité. Si j'en parle ici, c'est que c'est en train d'arriver en ce moment même. Ce n'est plus du direct, à ce stade, le carnet de bord, c'est de la transmission de pensées. Ça ne m'empêche pas de prendre des notes en parallèle sur un petit carnet baleinier. Là, par exemple, j'écris la chose suivante : pas clair, pourquoi est-ce que la narratrice part en vrille ? Ainsi que d'autres bribes et interrogations, qu'il faudra transmettre à la personne qui a écrit ce texte pour lui dire... pour lui dire quoi ? Je veux publier votre livre ? Quelque chose comme ça. Le prochain manuscrit sera-t-il de cette nature également ? Pas sûr. Pour commencer, il pèse (sic) 91000 pages.

jeudi

Pendant que Roxane prépare la communication de la maison pour le prochain Marché de la poésie (qui nous donne le sentiment d'être en juin alors qu'on approche d'octobre, tout va bien), que Philippe se prépare à la parution de Sœur(s) mercredi prochain (et à son lancement chez Charybde le 30 septembre, save the date), et qu'on voit venir de nouvelles recensions pour Les présents qui nous enchantent, je prépare mon déplacement de demain à Blois. Au sens propre : ça prend d'abord la forme d'une valise à remplir (comme dans Tétris, non en fait pas comme dans Tétris) de livres, valise dont le fabricant dirait sans doute qu'elle n'a pas été conçue pour transporter des livres mais qu'importe, qui contiendra donc du stock pour demain et des vies (Notre vie n'est que mouvement  et La vie verticale), ainsi qu'un terminal de paiement à distance dont il a fallu au préalable que je vérifie qu'il fonctionne toujours bien, sachant tout de même que le déroulement de l'année 2020 aura fait en sorte que les occasions de s'en servir pendant des mois auront été réduites à peau de chagrin. L'autre préparation consiste à noter des pistes, des thèmes et des questions dans un petit carnet (toujours le même, avec des baleines dessus) pour la rencontre elle-même. C'est assez naturel, et au fond ça ne demande pas beaucoup d'énergie. Pourquoi ? Parce que j'ai appris au fil du temps qu'il était inutile de trop préparer une rencontre, déjà parce que ladite rencontre se charge bien souvent de se métamorphoser sans l'aide de personne en ce qu'elle voulait bien, mais aussi parce que je sais pertinemment que je me retrouverai, durant le trajet m'amenant au lieu dit (là un train vers Blois), à défaire et refaire ce que j'aurais déjà pu faire précédemment. Des pistes donc, quelque chose de friable j'ai envie de dire, de léger, qui puisse s'éparpiller au vent (quand il y aura du vent) ; la confirmation que ce sont de bonnes pistes venant elle du mail de Lou reçu peu après qui voient certaines d'entre elles se croiser, c'est donc bien que l'on regardait ensemble dans la même direction depuis le début.

vendredi

Avant de partir pour Blois, un coup de téléphone : vous avez illuminé ma journée. C'est un avis favorable pour une aide de la région à l'édition du second volume des Œuvres complètes d'Horace, à paraître en novembre. C'est une belle reconnaissance du travail effectué : d'abord celui de Danielle Carlès, la traductrice à l'origine du projet, mais aussi d'Hélène Molinari qui nous a aidé aux relectures et aux corrections sur cette intégrale, et enfin à celui de Roxane pour la maquette soignée de l'ensemble, la création des deux index, la conception des epubs. De quoi partir l'esprit léger pour Blois (via Tours et Le Mans, mais pas dans cet ordre). Là-bas, Aubry de la bibliothèque Agglopolys, qui est venu me récupérer à la gare, me fait la visite. Serons très vite rejoint par Lou, avec qui j'ai continué à échanger ce matin pour la préparation de la rencontre : bien sûr, comme souvent, on ne se plie pas à suivre strictement l'itinéraire mental établi en amont, on se laisse aussi porter par le moment. En fait, c'est une conversation libre entre nous et avec la salle. La question de l'affluence était bien sûr dans nos têtes au moment de commencer, et bien sûr que le contexte sanitaire a joué. Déjà, de fait, l'auditorium de la bibliothèque est divisé par deux pour permettre la distanciation du public. C'est à la fois intime et convivial, ce qui permet à chacun de s'exprimer librement, sans nécessairement attendre la fin pour poser des questions, ce que permet ce type de jauge.

Photo de Christine Heyde-Bétancourt

À la fin, justement, on nous dit combien on trouve notre numéro bien rôdé ; ce n'est pas rôdé du tout. C'est pas mal de feeling. De la complicité, aussi. Un désir partagé de passer un bon moment en compagnie de l'autre. Lors de la présentation de la soirée, il y a un mot qui est donné et qui correspond parfaitement au livre de Lou, et à son écriture : c'est juste. Voilà à quoi nous avons tâché de rendre hommage ici en l'étant, nous aussi, le plus possible. Après la rencontre, lors du moment dévolu aux signatures et aux échanges plus personnels, quelqu'un parmi le public : j'ai fait 300km pour venir (ce qui est juste particulièrement émouvant quand on y pense, et on y pense).