Carnet de bord 2020, semaine 13 29 mars 2020 – Publié dans : Carnet de bord – Mots-clés : , , , , , , , , ,

publie.net, le feuilleton, à retrouver chaque semaine, par GV

lundi

Message de notre gestionnaire de compte Hachette, la situation (appelons ça comme ça) évolue de jour en jour. Concernant les retours, qui semblent gelés depuis ce matin :

L’activité de crédit et de tri s’est arrêtée en date du 20/03 au soir mais nous continuons à réceptionner les colis retours collectés par les transporteurs que nous isolons pour un crédit ultérieur au moment de la reprise des opérations habituelles.

Nous apprenons (ou plutôt nous voyons les rumeurs aperçues ici ou là confirmées) qu'Amazon a décidé, mardi dernier, de déclasser plusieurs produits, parmi lesquels le livre, de ses livraisons prioritaires. Voici ce que l'enseigne a communiqué par ailleurs :

Au vu de la situation, nous donnons temporairement la priorité aux produits ménagers, au matériel médical et aux autres produits très en demande arrivant dans nos centres de distribution afin que nous puissions recevoir ces produits, les réapprovisionner et les livrer plus rapidement aux clients.

Voilà ce que nous pouvons lire par ailleurs, notamment dans la presse, sur ce que contiennent effectivement majoritairement ces expéditions : des coques de téléphone et le jeu vidéo Animal Crossing. Lequel jeu est comme tous les jeux de nos jours disponibles en dématérialisé. Mais il est semble-t-il acheté en masse dans son édition boîte. Pourquoi ? Parce qu'il est moins cher en article physique qu'en dématérialisé. 60€ en numérique, 45€ sur Amazon (à l'heure où j'écris ces lignes), fidèle à sa stratégie de prix sacrifiés. Quel que soit le support, le prix du numérique n'est donc jamais à négliger, et toujours potentiellement problème.  Si les décideurs d'Amazon étaient réellement cohérents dans leur démarche, ils cesseraient momentanément leur promotion sur les produits non essentiels pour instaurer de fait une barrière sanitaire qui favoriserait le matériel de première nécessité. Le prévoient-ils ? Semble-t-il non. Mais Jeff Bezos, la tête pensante à leur tête, et homme le plus riche du monde y a-t-il besoin de le rappeler, a lancé une cagnotte pour aider les salariés du groupe touchés ou affectés par le covid. Quand il n'appelle pas ses salariés à faire don de leurs congés aux collègues atteints. On serait dans une fiction, on n'y croirait pas. Ce serait trop gros.

mardi

Surprise, une commande libraire ce matin. Mais impossible d'accéder à l'état des ventes réelles pour vérifier son origine. Sans doute Amazon là encore, ou un autre acteur de vente en ligne. Je continue puis termine ma relecture du troisième tome de la Littérature inquiète de Benoît Vincent. Mais je bloque à un moment donné. C'est vers la fin. Le livre est composé d'une série d'articles sur différents auteur.e.s. Celui-ci me gêne un peu, et je suis mal à l'aise à le lire tout court (alors le relire). C'est qu'il parle de moi, et de l'exercice du journal en particulier. Comment trouver la distance nécessaire pour faire le job froidement ? Comment se considérer soi-même, et son travail, je veux dire son écriture, comme une matière extérieure qui ne nous concerne plus directement ? Du coup, je lapsusse à tout va : au lieu d'écrire avéré, j'écris avarié. Derrière je m'arrête. Et à la place de relire ce texte : je procrastine, c'est-à-dire que j'écris ce paragraphe du carnet de bord. Fonction de soupape, presque. C'est mieux. Mais enfin ça ne m'aide pas à avancer.

 

Mercredi

Le problème en fait quand on relit les essais de Benoît Vincent c'est que, derrière, on a envie de lire tous les auteur.e.s dont il parle dans ses livres pour découvrir celles et ceux qu'on n'a pas (ou trop peu) lus, et relire ceux qu'on connaît déjà. Après Blanchot et la galaxie de voix qu'il convoque dans son troisième volume de la Littérature inquiète, Quignard et alors là, l'œuvre, quand elle œuvre, quand elle est à l'œuvre, fait voler l'œuvre en éclat (c'est le cas). Huit mois de confinement n'y suffiront pas... Après lui avoir dit (à Benoît) que finalement le confinement lui-même me pesait moins que la répétition à outrance du mot confinement, voici sur quoi je tombe dans son Quignard (je souligne) : Il n'appartient pas au propos confiné dans ces pages d'en formuler de grandes propositions de lecture ou d'explication. Puis, un peu plus loin dans le texte : À la fin du texte, Quignard raconte comment il s'est enfermé pour l'été avec deux sacs pleins de livres.

 

jeudi

Je peux de nouveau lire des manuscrits. Jusqu'à présent, depuis le début de ce que vous savez (ça commence par un c et ça se termine par onfinement), j'en étais incapable. Impossible d'accrocher mon attention à quoi que ce soit. Impossible de faire acte de focalisation, même dans le cas de textes eux-mêmes très focalisés. Bons ou mauvais, même combat. Je ne pouvais pas. Julie me dit par téléphone que de son côté, la lecture était également difficile. Puis : j'ai commencé Les présents, et ça m'a fait du bien. Nous, on parle du futur. Mais ne vaudrait-il pas mieux dire des futurs ? Il faut mettre en place plusieurs scénarios de reprise, différés dans le temps, en fonction des différentes options qui s'offriront à nous lorsque la crise sera passée (à supposer seulement qu'elle passe). Cette semaine, dans le circuit des ventes librairies, nous avons vendu trois livres. Au regard de nos standards habituels (et finalement pour quiconque) c'est très peu. Mais compte tenu de la situation, c'est beaucoup. Qui donc commande en ces temps tourmentés ? Le premier, c'est le site de la Fnac (dont curieusement personne ne parle, SNL compris, côté libraires : leur irritation se focalisant, là encore, sur Amazon). Le deuxième, c'est de l'export en Belgique. Le dernier, c'est un libraire spécialisé pour la vente de livres aux collectivités. Pour le reste, c'est l'inquiétude côté auteur.e.s : les résidences, interventions X ou Y, ateliers et autres prestations rémunératrices se retrouvent annulées (oui, j'opte pour l'accord selon le nombre ou de proximité dans cette phrase, d'où le choix d'un accord ées, non ce n'est pas grammaticalement correct si on en croit les défenseurs d'une langue française immuable -- et donc fictive -- mais vous avez vraiment l'impression que le monde est correct d'ordinaire ? bien). S'agissant déjà d'un secteur hyper précarisé, c'est vraiment préoccupant d'imaginer ce qui va suivre si la situation se prolonge. Les pouvoirs publics et les organisations d'aide aux évènements type salon ont maintenu leurs subventions (notamment le CNL mais quid des résidences soutenues par lui ?) dans l'idée que les rémunérations aux auteur.e.s puissent être maintenues. Nous sommes dans le flou s'agissant des futurs possibles. S'en remettre au passé alors ? Le 14 mars, juste avant que tout ce bazar en vienne à s’enclencher, Elena Jonckeere était à la librairie les Volcans de Clermont-Ferrand pour y présenter son premier roman, Le Faune Barbe Bleue. La rencontre est à réécouter ici, de quoi vous donner envie de découvrir cette enquête singulière, prenante et érudite, un pied dans le domaine des contes de fée, l'autre dans celui de l'art contemporain :

vendredi

Tout n'est pas à l'arrêt. Les agences régionales du livre, en télétravail, sont présentes. Et nous déposons auprès de celle dont on dépend une demande d'aide à la publication, maintenue malgré ce qu'on appellera désormais les circonstances, et dont la deadline est dans quelques jours. C'est toujours difficile pour nous de rentrer dans les cases des demandes d'aide à la publication, car généralement leur fonctionnement (quand ce n'est pas leur règlement) exclut les modes d'impression à la demande. Je joins donc une explication à notre démarche, et de quoi justifier notre mode de calcul (comme nous n'avons pas de notion de tirage, nous faisons une demande sur l'ensemble des livres que nous estimons pouvoir imprimer sur la vie du livre, estimation basse par ailleurs pour être le plus crédible possible dans notre approche). Nous verrons ce que ça donnera, mais pour l'heure nous recevons la réponse d'un concours (dont les processus de sélection sont à l’œuvre malgré tout) : le livre que nous avons proposé n'a pas été retenu. C'est comme ça, et mieux vaut penser à la suite, donc le futur, et m'atteler à l'élaboration de ces scénarios possibles de remise en marche de l'activité du livre, pour y adapter notre calendrier en conséquence. Je ne vais pas les reporter tous ici, ça n'aurait pas beaucoup de sens. Mais voici le plus extrême de tous, pour vous donner une idée de l'amplitude des trajectoires mentales qui nous habitent :

Scénario X (estimation de probabilité 0,1%) : Nous sommes toujours confinés au 1er janvier 2038. Dans ses allocutions holographiques, le triumvirat présidentiel élu conjointement par sondage Facebook (VIIIe République digitale) promet toujours un plan de soutien à l'hôpital public pour après la crise. La vente de livres se fait désormais quasi exclusivement sous format dématérialisé (une aubaine pour les grands groupes, lesquels se targuent d'avoir été toujours des pionniers du numérique comme chacun sait). Les bibliophiles radicaux se font livrer par leur drone-dealer Amazon des livres imprimés en vieux papier qui sent bien (ils ne les lisent pas mais en sniffent les effluves avec une paille, quand ils n'en aspirent par les cendres en les brûlant dans une cuiller, le cours des livres anciens a bondi). Dans les rues, l'Armée des 12 pangolins (voir ci-dessous) tague les murs et monte des mouvements de sédition. Les animaux ont pris possession des villes. Un cerf croise mon regard depuis la cour intérieure de l'immeuble au moment où j'écris ces lignes. Les lynx se baladent sur les toits des grandes villes. L'ours polaire a fait son retour dans les Pyrénées (refroidissement climatique). Anne Savelli publie une nouvelle édition de ses Oloés, désormais intitulé Oloéc : Où lire où écrire confiné. Le sous-titre : des espaces élastiques où lire où écrire à débusquer chez soi. Elle prône la découverte de lieux invisibles dans son propre lieu de vie, l'ouverture des plis anodins entre deux murs, la découverte de pans furtifs dans l'ombre, l'exploration des caves et des placards. En cela, c'est aussi une réécriture des Furtifs d'Alain Damasio et de la Maison des feuilles de Danielewski. Laurent Grisel s'est lancé dans un Journal de la crise sanitaire, de 2020 à 2038, d'avant, pendant, d'après, de l'infini et au-delà, le tout en 44 tomes, ce qui n'est pas sans poser problème pour des couvertures à autant de doigts. Christophe Grossi publie quant à lui un Reste chez toi, c'est mieux pour tout le monde d'utilité publique et Virginie Gautier son fameux Marcher dans Londre en suivant le plan de chez soi (un tabac). Fred Griot a installé une yourte sur le toit de son immeuble, il y vit confiné depuis 2034 pour y écrire ses Cabanes d'été. Le Journal du Brise-lamesqui permet à tout un chacun de se plonger dans la méditerranée et dans le brise-lames de Sète sous forme littéraire et vidéoludique est un best seller absolu. Il est considéré comme un classique du déconfinement virtuel. Une édition en e-pléïade est prévue pour les œuvres complètes tome 1 de l'autrice de son vivant. Partout on lit des livres de la Machine ronde pour se souvenir collectivement du monde d'avant. Chaque année nous rééditons Une épidémie de Fabien Clouette avec un nouveau bandeau qui prend de plus en plus de place : une œuvre visionnaire, il a prédit la pandémie, etc. Le carnet de bord, quant à lui, est toujours envoyé chaque semaine à la communauté publie. On réalise combien on n'a rien inventé de mieux que les envois par mail et les flux RSS dans ce monde dématérialisé.

Portez vous bien.