Carnet de bord 2021, semaine 5 7 février 2021 – Publié dans : Carnet de bord – Mots-clés : , , ,

publie.net, le feuilleton (que le monde du livre nous envie) à retrouver chaque semaine, par GV.

lundi

Chercher des pistes presse pour faire parler d'un livre ressemble assez peu à la piste que doit suivre un chasseur-cueilleur pour trouver sa pitance, même si le mot est le même (piste, pas pitance). En fait, vue de loin, ça ressemble plutôt à quelqu'un qui glande sur le web en passant d'onglet en onglet (mais toute forme de travail de nos jours ne ressemble-t-elle pas à ce genre d'asservissement de nous par les machines censées nous rendre la vie plus facile ?), voire carrément quelqu'un qui attend l'illumination. L'illumination est-elle venue ? Oui. D'un coup je me suis dit, mais bien sûr ! ou quelque chose comme ça.

C'était pour Marche-frontière : il fallait bien évidemment l'envoyer à Littéralutte ! C'est exactement son rayon ! C'est tellement son rayon qu'en fait c'est la même personne, puisque Ahmed Slama, qui anime le site Littéralutte, est également l'auteur du livre. Si je lui envoie Marche-frontière en SP, il risque de trouver ça étrange. Retour à la case départ, donc, même si en ce qui me concerne la case départ prend la forme d'un fichier excel déjà nourri de pistes précédentes. Y en aura-t-il d'autres aujourd'hui ? Oui. Mais pas des aussi évidentes (et aveuglantes) que celle visant à envoyer à l'auteur son propre livre.

mardi

Troisième version déjà du livre sur Marguerite Audoux. Christine a encore resserré et on s'interroge sur des points de détail, c'est donc que l'on s'approche. Plus on avance dans le travail éditorial, plus la distance s'amenuise, plus on voit finement la texture et la microstructure : la syntaxe, les phrases, les mots. Comme sur une application de cartographie en ligne, du ciel (les mouvements généraux, la composition, l'architecture, les parties) au sol (on saura qu'on aura atteint le plancher des vaches quand on commencera à se prendre la tête pour des histoires de virgules ou de points). Là, cet extrait automnal, tiré de L'atelier de Marie-Claire :

Le lendemain de la Toussaint, je ne trouvai pas mes compagnes à l’atelier. Elles étaient au cimetière, et le patron me demanda pourquoi je n’y allais pas aussi.
Il pleuvait, et je répondis que j’aimais mieux travailler que d’aller me promener par le vilain temps.
Il cria comme s’il se fâchait :
— Ce n’est pas une promenade, c’est une visite à nos morts.
Un peu de gaîté me vint à le voir si furieux et je répartis en riant :
— Oui, mais moi, je n’ai pas de morts.
Il me regarda comme si je venais de lui dire une chose extraordinaire, et il sortit aussitôt pour se rendre lui-même au cimetière.
Mme Dalignac cousait déjà à la place de Sandrine. C’était la première fois que je me trouvais seule avec elle. Elle me regarda de la même manière que le patron, avant de dire :
— Vous avez de la chance de ne pas avoir de morts.
— C’est que je n’ai pas de vivants non plus, dis-je.

Dans notre point hebdomadaire avec Julie, il faut bien le reconnaître : on fait un peu du surplace. Certes des libraires nous suivent sur les parutions du début de l'année (y compris la poésie, rendez-vous compte) mais la situation actuelle complique tout. Avant le week-end, quand ils s'attendaient à être confinés (comme nous tous), ils étaient ultra frileux. Difficile de prendre des commandes. Aujourd'hui, ce n'est pas beaucoup mieux. Et le problème n'est pas réellement que cette période soit nulle, littéralement elle ne l'est pas. C'est juste incroyablement neutre. Atone. On ne ressent donc rien. C'est l'éternel présent de tous les instants. On est confinés ? On l'est peu ou prou depuis octobre, dans les faits, donc ça ne change rien. On ne l'est pas ? Eh bien ça ne change rien, puisqu'on l'était déjà. Même dans le petit monde du livre. Des livres se vendent ? Ah oui. Des trucs bien paraissent ? Certains. Il va se passer quelque chose d'ici les six premiers mois ? À voir. Et voilà. Tout est comme ça.

mercredi

Je pourrais tout à fait renseigner les thèmes génériques de nos livres dès le dépôt des métadonnées au distributeur (envoi d'un fichier excel avec tous les renseignements concernant les titres à paraître) : des champs sont prévus pour les thèmes BISAC ou CLIL (les codes dont se servent les revendeurs pour classer ensuite les livres selon qu'ils sont des romans, de la poésie, des essais, etc.). Mais je ne le fais pas. Je renseigne ces champs après coup dans l'outil en ligne d'Hachette, sans doute pour me forcer à vérifier que tout va bien (de fait, oui, tout va bien, mais ça dépend ce que l'on entend par bien). De toute façon, il faut que j'aille renseigner des champs régulièrement dans cet outil, donc autant tout faire d'un coup. Par exemple, on doit renseigner les infos de l'imprimeur, en inscrivant son nom et son adresse. Ce qui est drôle, c'est que le site d'Hachette ne reconnaît pas le code postal de notre imprimeur qui est... précisément celui de son usine de Maurepas, puisque l'adresse est la même. Il doit y avoir une interprétation à tirer de tout ça mais on se gardera bien de le faire...

jeudi

J'écris des tâches pour les barrer plus tard sur un post-it qui ne sert qu'à déporter ailleurs qu'en moi des formes de tensions mentales sous forme de caractères gribouillés en noir sur fond jaune. Aucune de ces tâches n'est barrer toutes ces tâches pour ensuite mettre ce post-it à la poubelle (et pourtant cela semble le but ultime de la manœuvre) et personne ne sait pourquoi je me retrouve à systématiquement rajouter une tâche neuve chaque fois que j'en barre une effectuée (Sisyphe). Le mieux dans ce genre d'exercices c'est encore d'écrire une tâche que l'on se sait avoir déjà effectuée pour la barrer d'entrée, et d'entrée nous donner du courage au début. Autrement, une liste de choses à faire entièrement non faite, ça donne envie d'aller se recoucher. C'est une image. Et c'est un peu ça qui me chagrine. Non pas l'image en elle-même comme ressort technique dans l'écriture pour faire lever dans la tête du lecteur une idée qu'on n'aura pas eu à lui donner frontalement mais que l'on fera naître à son insu, mais l'image à laquelle nos livres (et par là j'entends, les livres en général) sont le plus souvent réduits. C'est notre job d'éditeur de former des images de nos livres : des projections simplifiées pour que Untel Untelle, qu'ils soient lecteurs lectrices lambda, libraires ou acteurs de médiation (presse, diffusion, bibliothèques, relais sur le web et ailleurs) puissent s'en emparer la plupart du temps sans les avoir lus et les porter avec nous. Et, dans le meilleur des cas, avoir envie de les lire pour les découvrir plus en profondeur. L'image d'un livre tient à plein de choses : sur quoi mettra-t-on l'accent, que fera-t-on apparaître en couverture et en quatrième, quel en sera le pitch. Il faut donc pouvoir résumer en une phrase ou deux n'importe quel livre pour qu'il puisse être  virtuellement saisi de suite. C'est que le temps d'attention (je n'ose écrire le temps de cerveau) disponible est extrêmement réduit. Et d'une à cause du nombre pantagruélique de parutions chaque mois. De l'autre parce que plus il lit, plus l'esprit du lecteur est difficile. C'est somme toute logique. Par dessus le marché, il faut que le livre soit dans l'air du temps, du moins que son sujet le soit. Un livre sans sujet (imaginez un peu, par exemple : un livre sur la littérature !), c'est la catastrophe assurée. C'est du moins ce que disent tous les maillons de la chaîne, qui font alors barrage : le journaliste se dira que ça n'intéressera personne et n'en parlera pas, du coup le libraire verra que ça n'a pas de relais dans la presse et ne commandera pas, les commerciaux des chaînes de diffusion verront que les commandes ou la curiosité ne suivent pas donc ne misera pas dessus, l'éditeur voyant que ça ne suit pas n'en publiera plus. Ou le contraire finalement, car c'est l'un des soucis de la chaîne : on ne sait pas dans quel sens ça va, quand on identifie un symptôme, et quelle direction suit l'autre chaîne (de causalités, cette fois). Il en va de même pour les prix : que ce soit clair ou non dans les modalités de sélection (certains prix prévoient des formulaires à remplir où rentrer les pitchs, les extraits qui vont donner lieu à sélection avant même que le livre soit lu par quiconque, d'autres c'est plus nébuleux), les premières sélections se font sur extraits. C'est à la fois logique compte tenu de la situation saturée du livre (qui pourrait lire autant de livres à chaque session ?) et d'une tristesse absolue. Et cela peut expliquer pourquoi on voit à chaque nouvelle saison les mêmes livres dans tous les organes de presse influents (à supposer que ça existe encore) : si l'image du livre est bonne, indépendament de son contenu, c'est vers lui que convergeront les faisceaux. Parfois, c'est un bon livre et c'est tant mieux. Mais il faut reconnaître que d'autres fois (j'avais d'abord écrit souvent) le livre réel est en deçà du livre ressenti, et on se demande bien pourquoi on s'est laissé prendre au jeu des petits mots clés journalistiques (et qu'on connaît par coeur : de jubilatoire à un grand livre ! en passant par une aventure dont vous ne ressortirez pas indemne). Mais ça ne fait rien finalement : puisque l'image du livre est si clairement définie, on peut très bien en parler sans l'avoir même aimé (ni lu en en entier) : on a les éléments de langage pour le faire. Raison pour laquelle il serait peut-être intéressant de bricoler un genre de programme proche de celui qui vise à suggérer des œuvres classiques écrites par des femmes comme équivalent aux classiques de leurs homologues masculins (utiles notamment dans l'enseignement pour sortir des sentiers battus du Lagarde et Michard). Là, l'objet serait différent : tu entres un livre qui fait grand bruit dans le Landerneau des Lettres et la machine te propose un équivalent passé inaperçu, par exemple chez un éditeur indépendant. De quoi éviter peut-être qu'un livre fasse tous les sujets médias à chaque nouvelle rentrée et ne soit réduit une fois encore à une effigie, une note sur un post-it qu'on pourra rayer avant de passer au suivant (et ainsi de suite). Mais ma vision de tout cela est elle-même une image déformée issue d'un réel autre : nos livres seraient dans des sélections, voire remporteraient un prix, nul doute que ma réflexion serait différente. Je me dirais heureusement que les prix sont là pour nous sortir de l'ornière commerciale dans laquelle le monde du livre s'est mis tout seul, sans prêter plus que ça attention aux processus de sélection, puisqu'ils nous seraient favorables.

vendredi

Climats avance ; en attendant les épreuves papier, qui ne devraient plus trop tarder, le disque commence à prendre forme humaine (ou inhumaine, je ne sais comment le dire). C'est notre premier disque. On tâtonne donc un peu. Roxane fait des visuels ouf, de quoi rendre l'objet attractif et beau. On vérifie les textes figurant sur le packaging. On se pose la question des images disque, du DDP ou des AIF. Petit à petit, étape par étape, on se rapproche de l'objet. C'était vaporeux au début mais ça devient concret. Et sur l'ensemble de mes tâches concrétisées elles aussi depuis la création de ce post-it, seule une sera repoussée au lendemain de la semaine prochaine. Une, c'est peu. On dira que c'est une victoire.