Carnet de bord 2020, semaine 31 2 août 2020 – Publié dans : Carnet de bord – Mots-clés : , , , , , , , , , , ,

publie.net, le feuilleton, à retrouver chaque semaine, par GV.

lundi

Pendant mon absence vendredi Roxane a bien avancé, en échangeant avec Daniel Bourrion et Philippe Castelneau, sur la maquette du nouveau Je suis Robert Smith (avec bonus track je vous ferai dire mais chut, c'est une surprise -- en fait non). L'un des dilemmes qui se présente à nous : compte tenu de la brièveté du texte, il est nécessaire de se demander comment épaissir le livre sans le faire gonfler artificiellement. Il faut que la lecture puisse être agréable et élégante, tout en disposant d'un nombre minimum de pages pour faire livre. Je n'aime pas trop cette expression, mais enfin ça se dit. Là, nous atteindrons une centaine de pages, ce qui, dans ce format (le format Cabane-Village-Ferraille-Camembert), plus petit que notre grand format standard et allongé (semi-poche dit-on, mais moi je trouve que Cabane-Village-Ferraille-Camembert ça en jette) est plutôt ok. Je prends connaissance ici de la maquette mais vite, la priorité n'allant pas pour l'heure à Robert mais à Ahmed. Ahmed Slama, qui vient de nous renvoyer la dernière version de son Marche-Frontière que je relirai dans la journée. Sans oublier Horace avec les épreuves du deuxième volume des Œuvres complètes traduites par Danielle Carlès, qui contient, je tiens à le rappeler ici, aussi bien des glyconiques suivis d'un asclépiade mineur et des archiloquiens suivi d'un sénaire ïambique catalectique (et ne me lancez pas sur les quaternaires trochaïques catalectiques suivis d'un sénaire ïambique catalectique car là je ne réponds plus de rien). La relecture d'Horace est un peu pressée : j'aimerais envoyer mes retours avant le départ de Roxane en congés en fin de semaine (ce sera fait). Mais le texte lui-même m'invite à ne pas me hâter :

(...) Ne sois pas désireux d'un

raisin trop acide. Bientôt pour toi l'automne

riche de couleurs mettra aux grains

bleuissants une nuance de pourpre.

mardi

Au début du livre 3 des Odes, un message d'espoir qu'Horace nous adresse depuis son siècle et qui traversera le temps jusqu'à nous :

Pernicieux, que ne dégrade pas le temps ?

Nos pères étaient pires que nos aïeux

et nous valons moins qu'eux, et bientôt

naîtront nos enfants plus mauvais encore.

Bon, ce n'est pas nécessairement le genre de passage qu'on voudrait mettre en valeur pour promouvoir (c'est un gros mot) le texte. Mais à force de relire, j'en viens à trouver un autre passage que celui que j'avais initialement choisi pour figurer en quatrième de couverture (servant donc à promouvoir, eh oui), et qui à la réflexion se prête en réalité à assez mal à l'isolement d'un fragment précis. Celui-là en revanche fonctionne, et la succession de ses formes interrogatives semble mieux correspondre à l'élan nécessaire, à l'invitation espérée pour une quatrième :

Pourquoi si hardiment, quand la vie est brève,

viser tant de buts ? Pourquoi chercher des terres

chauffées par un autre soleil ? Exilé,

se fuit-on soi-même ?

mercredi

Lu un manuscrit pas commun. Je ne crois pas que c'était réellement pour nous, encore que, la forme se prête assez à nos expérimentations dans le domaine du récit. Mais ce n'est pas ça (se dire qu'on n'était pas les plus à même de savoir faire, puis vendre -- un autre genre de gros mot --, ce genre de livres) qui me chiffonne. Ce qui me chiffonne, c'est que, indépendamment de toutes ses qualités qui font que j'en parle aujourd'hui dans un carnet de bord (coucou), ce texte incarne l'ambition de son auteur.e d'en faire un chef-d'œuvre. Or ce n'est pas un chef-d'œuvre, comme la quasi totalité de la production littéraire sur cette Terre. En somme, c'est normal de n'être pas un chef-d'œuvre, et ce n'est pas le genre de choses qu'on peut librement reprocher à un livre, ou à un manuscrit (et encore moins à son autrice ou son auteur). Ce qui est embêtant, c'est qu'on a le sentiment, à le lire, que ce texte aurait été bon et réussi s'il avait renoncé à vouloir être un chef-d'œuvre. Je ne sais pas pourquoi j'ai cette impression-là, et j'aurais bien du mal à savoir l'expliquer. En fait, il y a de fortes chances que je me trompe. Mais je n'arrive pas à me défaire de cette impression. Comment ne pas vouloir, quand on est auteur.e, écrire des chefs-d'œuvre ? Peut-être que c'est le mot qui ne convient pas. Peut-être que ça n'a plus beaucoup de sens de parler de chef-d'œuvre aujourd'hui. Peut-être qu'il convient plutôt d'utiliser l'expression un livre qui souhaite marquer son époque ou un livre important. Mais là non. Là, souvent, ça ne marchait pas. Est-ce que ça aurait marché si l'auteur.e avait remisé son ambition au placard, et s'était contenté d'écrire, à la place d'un très bon livre, un livre qui fonctionne ? Peut-être, peut-être pas. Il n'y a aucun moyen de le savoir. Ceci cependant : sans parler nécessairement de chef d'œuvre un auteur cherche à écrire un livre qui au fond s'adresse moins à son temps qu'à celui d'après (écrire pour la postérité), au sujet universel, du moins non périssable, qui ne s'épuise pas en une seule lecture et nécessitant le plus souvent qu'on y revienne, et qu'on relise ; un éditeur cherche avant tout un bon livre pour aujourd'hui, comprendre les six semaines suivant sa parution, qui a un sujet fort et si possible résonnant avec l'actualité immédiate, et qui peut se lire une seule fois (au-delà, c'est du bonus). Est-ce conciliable ? Un appel de Michel Torres me rappelle à la réalité : un chien regarde bien un évêque, me dit-il. Dans le flux de nos échanges, c'était cohérent.

jeudi

Dans le monde des autrices et des auteurs, il y a des remous. On le sait, la situation présente est plus que précaire pour beaucoup : plus la chaîne du livre poursuit son interminable chute, pardon, course en avant (que ni la pandémie ni le confinement n'aura donc stoppée), plus la bestsellerisation des titres (voire même des esprits) se poursuit, avec de moins en moins de livres concernés par des ventes toujours plus massives. Ne reste plus, derrière, que des miettes pour tous les autres qui, elles, eux, sont de plus en plus nombreuses et nombreux. On a coutume de dire que les meilleures ventes portent les livres qui ne se vendent pas mais c'est précisément le contraire : si nous imaginons Musso, Dicker et les autres sur des chaises à porteurs, donc au-dessus de la mêlée, qui porte qui, qui est porté ? Je vous laisse méditer là-dessus. Il y a quelques jours, il y a eu cette tribune (il y a beaucoup de tribunes en ce moment) d'Emmanuel Ruben, qui appelle de ses vœux la création d'un statut d'intermittence pour les auteurs, puis un article de Pierre Jourde sur ces mêmes sujets, avant une réponse de Claro. Avant cela, il y a eu les déclarations du président de la SGDL d'alors, suivi d'une bisbille avec la Ligue des Auteurs Professionnels, et un putsch (?) pour remplacer Mathieu Simonet par un autre président de la SGDL, bref, là ça nous dépasse un peu. Tout ça pour dire que les auteurs ne sont pas d'accord entre eux (tout comme les éditeurs ne sont pas d'accord entre eux, et les libraires pas d'accord entre eux ; dans tous les cas, généralement, les plus lourds gagnent, dans tous les sens du terme : ceux qui pèsent le plus, et les plus relous). Des questions néanmoins (voire des dilemmes). Les auteurs doivent-ils ou non vivre de leur écriture ? Faut-il une culture d'état ou une culture du marché (ou l'entre-deux actuel, une culture du marché subventionnée plus ou moins finement par l'état ou les collectivités) ? Que faire des modèles alternatifs ? Peut-on s'en remettre aux GAFAM pour court-circuiter Hachette, Editis et Madrigall ? Nous avons toutes et tous, je crois, des avis personnels sur ces questions, qui découlent de (ou qui déterminent) notre rapport intime à l'écriture, à la lecture. Non seulement chacun a besoin d'un espace à soi (un espace bien réel, une pièce ou écrire, un coin de table, un outil, un oloé) mais également d'un équilibre à soi : comment on parvient à se ménager une liberté indispensable à notre activité créative tout en composant avec les contraintes inhérentes au (encore un fucking gros mot) marché. Pour certains, ce sera l'écriture le dimanche avec un boulot alimentaire à côté, pour d'autres le marathon des bourses et des résidences, ou encore l'écriture journalistique ou la traduction comme activité rémunératrice, et l'écriture personnelle à part. Cela, Pierre Jourde le dit bien dans L'obs : il y a X types d'auteurs et ça n'a pas beaucoup de sens de vouloir les regrouper en une seule entité ou corporation. Les attentes, désirs et contraintes de chacun sont tellement différents. Personne ne dispose de recette miracle pour révolutionner quoi que ce soit (c'est aussi le problème majeur de la chaîne du livre : si tu veux t'en affranchir, tu es obligé de tirer sur les autres maillons, et la respiration de l'un peut entraîner la suffocation de l'autre) mais je remarque deux choses :

  • personne de nos jours ne semble avoir intérêt à prendre ses distances avec le mot livre (ce qui n'était pas tout à fait le cas il y a encore quelques années) ; avons-nous (c'est un nous général) échoué à investir le web comme lieu de vie d'une littérature active au-delà de la stricte gratuité ?
  • les préconisations évoquées par Pierre Jourde dans son article, côté éditeur, publie.net les pratique déjà : une souplesse d'impression liée à la POD, des taux papiers minimum de 12%, à quoi il faut ajouter peut-être une durée d'engagement de 10 ans et non 70 ans post-mortem (une revendication des sociétés d'auteurs) et des taux numériques considérablement supérieurs (30% en ce qui nous concerne ; les 40% évoqués par Pierre Jourde sont plus irréalistes : certes un livre numérique ne nécessite pas d'être imprimé mais distribué, oui, et vendu via un libraire ou une plateforme, et chacun doit bien sûr pouvoir se payer).

Notre modèle n'est pas généralisable à tous. Mais peut-être est-ce à chacun de réfléchir à un modèle qui lui soit propre, comme chaque auteur doit également réfléchir à sa façon d'investir l'écriture (et d'être investi par elle) à son niveau intime ? Cela vaut sans doute pour tous les rôles de la chaîne : comment réinventer son métier, comment cette solution idéale la trouver pour soi, et tenter de maintenir son équilibre ? Car c'est l'impression qu'on a à lire ces articles et ces tribunes : au fond, chacun parle de son propre terrain à soi.

vendredi

Justement, des contrats à signer pour les parutions de la fin de l'année et de début 2021. Je suis en retard, d'ailleurs. Si je suis en retard, c'est sans doute que je rechigne. Si je rechigne, c'est probablement que je fais passer les tâches créatives avant les tâches administratives. Si je fais passer les tâches créatives avant les tâches administratives, c'est que... Bon, est-ce réellement nécessaire de l'expliquer ici ? En réalité, c'est (aussi) une question de temps : il faut toujours se projeter dans le temps. Si je fais ceci plutôt que cela, c'est sans doute car c'est plus urgent. Mais si je laisse 2021 à 2021, nous n'aurons pas de livres à publier en 2021 (et idem pour les années qui suivent). Parfois, donc, le plus urgent est aussi le moins urgent en apparence. D'autres fois non, et c'est plus simple. Par exemple ces contrats. Oui mais donc je suis en retard. On n'en sort pas, quoi. Il y a des choses très simples qui peuvent être faites ceci dit : Roxane a bouclé la V1 de Marche-Frontière et Christine (merci Christine) relit le texte maquetté. Se posent quelques problèmes de mise en page pour les fragments d'arabe qui parsèment le roman : ne lisant pas l'arabe, nous avons laissé Ahmed Slama nous dire. Finalement, mis à part quelques insécables, ça fonctionne :

Quant à l'autre bout de la chaîne, de production cette fois : tout suit. Les métadonnées sont déposées pour accueillir La comédie urbaine que Roxane dépose ce matin à l'imprimeur. Julie, quant à elle, rassemble les précommandes des Présents que j'enverrai à Hachette dans le courant de la semaine prochaine prêtes pour la parution (notre premier office). Une tournée sudiste de Soeur(s) est en préparation. Tout avance.