Carnet de bord 2020, semaine 5 2 février 2020 – Publié dans : Carnet de bord – Mots-clés : christophe grossi, Joachim Séné
publie.net, le feuilleton, à retrouver chaque semaine, par GV.
lundi
Relecture des épreuves de La ville soûle. On a déjà bien relu, et à part deux petites choses à corriger, je ne vois rien. Incertitudes sur la couverture, cela dit. On discute. On discute, mais on tombe quand même sur des choses saisissantes. Dans le texte, je veux dire, pendant qu'on relit. Par exemple, page 16, au tout début du récit donc, dans la partie souterraine du livre (les fameux métropismes de Christophe), on tombe sur ce petit bout de texte à cheval entre deux phrases (que j'isole du reste ici, c'est voulu) : Le silence qui suit : la grâce. Et ça repart... (là, la phrase se poursuit). Je ne sais pas si c'est un effet recherché, je veux dire intentionnel, ou si c'est de l'instinct, car nous n'en avons pas parlé durant notre travail sur le manuscrit, mais ce bout de phrase, cet entre-deux phrase même, c'est une résurgence d'un vieux slogan télé des années 90. Vous l'avez forcément déjà entendu un jour, ne serait-ce que fortuitement : Mars, et ça repart. Voilà, ça ne sert à rien de le mentionner où que ce soit dans un carnet de bord, et fondamentalement ça ne symbolise pas vraiment une technique d'écriture (encore que l'humour affleure toujours un peu dans ce livre, ou sinon de l'humour du moins une sensibilité aux absurdités de notre temps), et je ne suis pas sûr que cela donne envie particulièrement de découvrir le livre de s'arrêter sur si petit détail. Mais c'est sur ce petit détail que j'avais envie de m'arrêter aujourd'hui. Sur la façon dont l'écriture avance (cachée parfois), se construit (dans le son des autres, aussi), et subvertit les plus agressives lignes de parole de notre époque (les slogans publicitaires) en quelque chose d'une douceur autre ; bref, la littérature.
mardi
On nous envoie un manuscrit accompagné non d'une présentation mais d'extraits de retours d'éditeurs qui n'ont pas choisi de le publier (ça arrive). Somme toute, ce ne sont pas des blurbs mais des pré-blurbs. Des proto-blurbs. Paroles paroles. Si j'en parle ici, c'est que ça m'interloque. Si ça m'interloque, c'est que quelque chose se joue malgré tout dans ces retours. Quoi ? Il y a tout un tas de messages codés qui renvoient non au texte lui-même mais à la façon que ce retour va être appréhendé, et assimilé, par l'auteur. La meilleure façon de dire à quelqu'un que son récit est un énième quelque chose (quelle que soit cette chose) n'est-elle pas d'écrire "au début, on croit que ce récit est un énième tralala..." ? Parce qu'en lecture, tralala mis à part, les impressions projetées par le texte (qui ne sont pas à proprement parler le texte lui-même mais la façon dont il est perçu, inconsciemment prolongé et fantasmé, et donc reconstruit, par le lecteur) sont parfois plus marquantes que ce qui a effectivement été écrit. C'est là toute la difficulté de rendre compte d'une perception d'un texte, qui plus est quand cette perception conduit à un refus. Est-ce que ça m'aide à circonscrire le manuscrit ? Manifestement oui. Est-ce que ça va aider l'auteur à le reprendre ? De toute évidence non. Est-ce que ça m'éclaire dans ma relecture d'un texte tout autre, pas littéraire pour le coup, et qui comporte les mots "à vos risques et périls", "nonobstant les limites de responsabilités" et "autres composants nuisibles" ? Pas le moins du monde. Mais ça, c'est vraiment un autre sujet.
mercredi
Comment trouve-t-on des manuscrits ? Je ne sais pas si c'est un bon sujet, mais enfin c'est un vrai sujet. Pour nous, je veux dire, mais aussi pour n'importe quel éditeur dans cette époque tourmentée. Bien qu'on ne puisse pas se couper de la réception de manuscrits par la Poste (en l'occurrence, nous concernant, par email mais enfin vous avez compris), ce que certains font et après tout chacun fait ses choix et c'est très bien comme ça, on ne peut pas non plus attendre que de bons textes nous tombent dessus par ce biais. Car ça ne suffit pas. Où regarder donc ? Qui solliciter ? Le premier réflexe, c'est d'inviter des autrices et auteurs dont on apprécie le travail, et qui nous paraissent coller à notre univers, à nous envoyer quelque chose. Cela vaut pour celles et ceux qui ont déjà des livres quelque part. Mais où trouve-t-on de nouvelles voix, des auteurs n'ayant pas encore publié ? Clairement : en revue et sur le web, bien que le web ne soit plus nécessairement autant qu'il y a quelques années le lieu de l'écriture pour soi, du moins quand on débute. C'est bien dommage, mais beaucoup soit ferment leur site, soit sont même tentés de ne pas passer par cette étape en publiant par exemple directement sur les réseaux sociaux (choix qui soulève beaucoup de problématiques). Et puis, sur ce créneau des voix émergentes, manifestement il se passe quelque chose du côté des Master d'écriture créative. La plupart des éditeurs maintenant lorgne donc de ce côté-là pour repérer des formes d'écritures... neuves ? Jeunes en tout cas. Faut-il faire ce que quiconque fait ? Il ne faut rien du tout. Mais toutes les idées qui nous amènent à sortir de nos cercles et de prolonger notre action en nous arrimant à d'autres visions du monde, et via le prisme de nouveaux rapports à l'écriture méritent d'être étudiées (et non pas exploitées comme un filon).
jeudi
La couverture de La ville soûle, ça ne va vraiment pas. On en discute à trois avec Christophe et Roxane. Le visuel n'est pas en cause (en l'occurrence la photo), c'est ce noir. Roxane nous avait prévenus, en fait. Là, maintenant qu'on l'a entre les mains depuis quelques jours, on a l'impression qu'il est là depuis des années, et qu'on l'a manipulé sans ménagement. Il vieillit mal. C'est sans doute dû au mat (mais pas que). Roxane cherche donc d'autres pistes, car après tout les épreuves sont faites pour ça : réaliser que ça ne sort pas aussi bien comme objet qu'on se l'imaginait sur l'écran. Se remettre à la tâche implique de nouveaux questionnements. Faut-il rester sous le sol ou en surface ? Faut-il reconnaître ou illustrer Paris ? Axer plus sur le transport ou sur la fuite ? L'absence ? La présence ? Le train, le rail, le métro ? C'est compliqué. Parfois, le visuel est bon mais ce n'est pas le bon imaginaire. Telle photo fait trop postapocalyptique (c'est pourtant notre strict quotidien des transports en commun, on en tirera les conclusions qu'on voudra). Là, c'est trop Paris. On s'interroge. Puis Roxane trouvera la solution : le problème, ce n'était pas le visuel de base, c'était le noir qui pesait trop sur lui. Voilà ce qu'elle nous propose pour réinvestir cet imaginaire graphique (et là les professionnels de la clownerie politique choisiraient de dire un truc du genre réenchanter notre vision de, etc.) qui, initialement, nous avait tant séduits :
Et ça fonctionne. On y est, c'est accueillant. C'est lumineux, et sombre. C'est la ville et l'envie de la quitter. C'est ici et maintenant mais c'est aussi ailleurs, bientôt. C'est l'aérien et le sous-sol conjugués en surface. La présence et l'absence. Le livre dans toute sa sensibilité, quoi. GG Roxane.
vendredi
Vous le lisez tel quel mais il y a eu plusieurs versions de ce carnet de bord en réalité. La première, qui commençait comme celui-ci et se perdait dans de la promo de base. Une deuxième version qui déplorait que le carnet de bord (pas que le carnet de bord en réalité) succombe à une forme de propagandisation marketing des esprits. Vous savez ce ton concis mais brut, un peu rythmé, désabusé parfois, et qui tente de faire récit de toute chose en considérant le moindre sujet qu'il aborde comme une vaste blague. Je dis vous savez car c'est le genre de trucs qu'on retrouve partout sur le web. Sur les réseaux. Car c'est ça qui fonctionne. En reprenant la première version, impossible d'envisager la mettre en ligne. La relire n'en parlons pas. La relier à quoi que ce soit, non plus. J'imagine qu'il faut donc l'inscrire ici, puisque c'est ainsi que les choses ont été vécues, traversées et ressenties. Je veux dire, ça arrive si souvent, quelles que soient par ailleurs nos projets, nos activités, de (vouloir) tout envoyer balader, et de supprimer purement et simplement ce qu'on venait de faire. Rien n'est réellement supprimé de nos jours, surtout pas dans nos écosystèmes numériques. Mais enfin vous voyez le topo. Comment faire pour écrire sur son travail (et il faut bien le faire pour donner envie de nous lire, d'acheter nos livres, d'en parler autour de soi, ce qui est quand même le fondement même de nos actions ici) sans verser pour autant dans la propagande commerciale et la communication de bas étages ? Même chose s'agissant des articles, des newsletters, des quatrièmes de couverture, d'ailleurs. Il y a cette expression horrible qui se propage comme un (corona)virus : il faut savoir se vendre. Mais si on fait ça, on devient quoi ? Des vendus ? On discute un moment de ça en interne, et au fil de nos discussions on en vient à mettre de côté la deuxième version de ce carnet qui était trop badante. À un moment donné, il y était question de Invasion Los Angeles de John Carpenter. Imaginez un peu (ou pas). Le mieux, c'est encore de s'en remettre à notre part heureuse et, si on peine à la trouver, se reposer sur d'autres qui, eux, ont su la toucher. Où ça ? Dans nos propres livres, raison pour laquelle ça a du sens de faire ce qu'on fait même quand ça ne semble pas en avoir. Et aujourd'hui, L'homme heureux est dans la Viduité et dans la sélection de Nikola Delescluse pour son émission Paludes. Et ça n'est pas du marketing. C'est la vie.