[NOUVEAUTÉ] Erased : Traité de l'effacement, d'Isabelle Pariente-Butterlin 29 mai 2019 – Publié dans : Notre actualité – Mots-clés : ,

Au carrefour des disciplines (l'écriture mais aussi le numérique, la littérature mais aussi l'art contemporain, la philosophie mais aussi peut-être la poésie), Isabelle Pariente-Butterlin a réalisé un livre dont on ne peut pas dire qu'il ressemble à aucun autre. Prenant comme prétexte l'œuvre de Rauschenberg effaçant un dessin de De Kooning, elle a construit une réflexion sur la notion même d'effacement, ce qu'il implique dans nos vies connectées, dans nos parcours d'écriture, de lecture, dans notre pensée même, dans notre rapport au monde. Le silence n'est jamais bien loin, le deuil suggéré, et le devenir de nos identités numériques, de nos actions en ligne, de nos mondes littéraires qui se déploient, qui se rétractent, qui sont, après tout, tout aussi périssables que nous, fait partie des questions centrales qu'aborde et n'aborde pas ce livre. Car comme vous pourrez le constater en parcourant cet article, certaines parties du livre ont fait les frais de l'effacement dont il est question ici. On ne peut donc plus les lire, à peine les deviner, ou bien, qui sait, les pressentir. C'est assez déstabilisant. Et c'est aussi très beau. Le découvrir ainsi, dans le domaine des essais, tout en ayant toute liberté de composer sa propre langue, sa propre voie, est une expérience en soit qui va bien au-delà de la lecture d'un traité. C'est une expérience littéraire très émouvante.

Il faut bien commencer par ne rien comprendre, par comprendre qu’on ne comprend rien, il faut accepter qu’on ne sait rien, il faut savoir qu’on ne sait rien, pour tenter quelque mouvement hors de cette gangue de silence qui nous entoure à l’évidence, et obsède certains d’entre nous. Il faut bien commencer par se sentir écrasé de silence pour avoir envie de parler, de commencer une phrase, pour se pencher aux bords du silence et basculer dans le langage.

Se défaire d’un texte que l’on a écrit, d’une œuvre d’art illustre, de son site web avant (ou après) sa mort, voire de son identité numérique tout entière, qu’est-ce que ça remue en soi ? L’acte d’effacer s’apparente-t-il à une forme de destruction ou est-il au contraire le prolongement même d’un élan créateur ? Prenant appui sur le geste de Rauschenberg effaçant un dessin de De Kooning, Isabelle Pariente-Butterlin mène une méditation qui interroge nos usages et nos disparitions (sur les réseaux et en dehors, dans l’Art et dans la vie). Entre les genres, prenant le pouls des phrases [qui] sont les sismographes de l’effacement qui parcourt le monde, un ouvrage fondamental sur l’écriture de l’absence et l’absence dans l’écriture est en train de se jouer. Éprouvant dans sa composition même le principe de l’effacement (des pans entiers de pages, gelés dans l’instant précédant leur disparition, sont amenés à la limite de la lisibilité), Erased est une clé pour qui cherche à comprendre les processus à l’œuvre dans la fabrique de la déconstruction.

Transposer

On pourrait transposer. On pourrait faire varier. Et comprendre alors ce que Rauschenberg a saisi d’extraordinaire (encore une fois, je n’ai aucune fascination pour la dimension iconoclaste du geste consistant à effacer le de Kooning, dont je ne parviens pas à savoir quel il était avant le geste de Rauschenberg, sinon que de Kooning l’a choisi difficile à effacer au point que le geste d’effacement à la gomme a duré un mois entier). Le geste du peintre ou du romancier fonctionnant comme «un piège optique». Et l’effacement du geste se tentant jusqu’à la perfection de sa saisie du monde et de son effacement dans le monde. Donc le texte, les phrases, tout dispositif, n’importe lequel, tout dispositif esthétique que l’on met en œuvre pour saisir le monde jusqu’à la transparence du dispositif lui-même, sont d’autant plus efficaces, d’autant plus saisissants qu’ils sont transparents et ne se donnent pas à voir comme dispositif. Il y a donc, dans les phrases, quelque chose qui s’efface en même temps qu’il s’écrit. Il y a un double mouvement, une tension qui n’est pas celle du secret, de l’implicite, de ce qu’on cache contre ce qu’on écrit, au-dessous, au-delà. La question du secret n’est pas du tout en cause ici. Elle est d’ailleurs souvent très mal posée puisque Canguilhem rappelle que ce qui est secret, par définition, secrète. À méditer, évidemment, avant de se confier à qui que ce soit… Le secret comme prétendue opacité, visible de toutes parts, est à l’opposé de cette transparence. Pur dispositif à l’écoute du monde, pur piège en effet, selon François Bon, ou bien, comme le formule John Cage à propos de Rauschenberg : « The white paintings were airports for the lights, shadows and particles. »

Les images effacées de Rauschenberg, et en miroir, les images s’effaçant de de Kooning, et puis l’effacement lui-même s’effaçant. Ou sa possibilité. Retrouver le de Kooning sous les effacements de Rauschenberg ? Savoir, ne pas laisser le monde à son invisibilité, il manque quelque part, disons sur ma rétine, l’image effacée du dessin de de Kooning. Elle manque sur ma rétine, telle que Rauschenberg l’a effacée. Retrouver, sur le carton, sous les gestes, de l’un, les annulant, les gestes de l’autre, qui ne sont pas tout à fait annulés par ceux qui les ont suivis, qui voulaient leur répondre, les reprendre. Pas entièrement sans doute. L’un annulant l’autre et nous en parlant. Et ce qu’il manque, dans le monde. Qui ne se retrouve plus. Je n’ai pas trouvé, j’ai cherché, je n’ai pas beaucoup cherché, mais tout de même, j’ai erré, à n’importe quelle heure, dès que le réel desserrait son emprise, combien de fois lors de ces derniers jours ai-je rentré dans le moteur de recherche « Erased de Kooning Drawing Rauschenberg » même si l’expression complète m’est devenue moins familière que EdKD, j’ai cherché, je n’ai pas vraiment envie de savoir, quel dessin de de Kooning Rauschenberg a effacé. Sans doute on le regretterait. J’oublie trop souvent le Drawing. EdKD. Il y a ce D majuscule qui manque à ma mémoire, que je voudrais surimposer à ma rétine, qui commence à dessiner un manque. Se demander quel dessin de de Kooning Rauschenberg a effacé. Que l’effacement soit un dessin n’est pas en cause, mais c’est aussi ce qui se joue, dans les effets de silence et de miroir, et d’immobilité, d’attente déçue, dans lesquels ces gestes nous entraînent, toute la suite de tous ces gestes, le dessin de de Kooning est effacé, et l’effacement est un dessin, est lui-même un dessin de Rauschenberg. En sorte que l’effacement du dessin de de Kooning est un dessin de Rauschenberg en dépit de toutes les contradictions. Je ne suis pas sûre d’être capable de me tenir à ces suites de retournements. Je préfère les rêver. Je préfère rêver ce que sont devenus un à un, les uns après les autres, se défaisant, se délitant, les fragments de couleurs du dessin de Kooning s’effaçant jusqu’à être effacé, se détachant de son support, se détachant du carton auquel il se tenait, glissant de lui, se laissant glisser sous les gestes obstinés de Rauschenberg. Rêver de ces fragments de couleurs, de ces fragments, réduits à n’être presque rien, de ces échardes de dessin, qui bien que n’étant presque pas de la matière, presque plus, fragments d’échardes de couleurs, fragments de pigments, furent repoussés, sont repoussés par la main de Rauschenberg. Ne cesseront plus jamais de l’être. Éloignés. À l’infini. Les fragments du dessin de de Kooning, éparpillés au sol, se délitant, se dispersant, le dessin lui-même se dispersant, sans doute les fragments de couleurs se sont-ils perdus dans l’espace, d’abord de la pièce et puis bien plus loin. Il est possible après tout, il n’est pas impossible, disons, on ne peut pas exclure complètement cette hypothèse, on ne peut pas la repousser de la main, comme un fragment insignifiant, on ne peut pas refermer la fenêtre sur cette hypothèse, il n’est pas entièrement impossible, et que l’on m’accorde cela, aussi ténu soit-il, suffit amplement pour ce que j’ai à en dire, qu’un jour, quelque part, dans une rue de New-York ou de Paris ou d’ailleurs, il n’est pas absolument impossible qu’on aspire, on, soi, n’importe qui, voilà qui n’a pas d’importance, il n’est pas impossible que porté par le vent, impalpable, n’étant presque plus rien, un fragment, aussi infime soit-il, du dessin de de Kooning effacé par Rauschenberg, un fragment, en somme, de l’effacement en quoi Rauschenberg a transformé le dessin de de Kooning ait été respiré dans un souffle de vie. Le monde s’efface tous les soirs. Le mouvement revient avec une constance parfaite. Toutes les nuits, le soir efface le monde comme un papier buvard qui viendrait et nous recouvrirait. Comme une épaisseur de matière qui viendrait, se surimposerait à nous et nous engloberait jusqu’à faire disparaître le monde. Et nous laisser seuls, avec nos consciences aiguisées et nos yeux immenses dans l’obscurité. Nous n’avons rien à faire, et nous n’y pouvons rien. L’obscurité nous absorbe, nous n’avons rien à faire et dans ce mouvement-là, nous ne pouvons rien. Que nous tenir à nous.

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160 pages
ISBN papier 978-2-37177-571-8
ISBN numérique 978-2-37177-205-2
16€ / 5,99€

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