Écrire dans l’intermédialité, par Virginie Gautier 4 avril 2019 – Publié dans : Réflexion(s) – Mots-clés : , ,

Une réflexion autour du processus d’écriture texte/image dans le texte poétique Marcher dans Londres en suivant le plan du Caire

Article initialement paru dans le numéro 1 de la revue Cahiers d'Agora : revue en humanités ("Les processus à l'œuvre dans les écritures contemporaines").

Le texte poétique Marcher dans Londres en suivant le plan du Caire 1 parle d’une ville en rêve faite de multiples villes, construites, détruites, anciennes ou contemporaines, imaginées et traversées. Une ville qui serait constituée de traces dans le temps et dans l’espace : des gestes, des déplacements. Une ville « bricolée » s’il en est, à partir de fragments qu'il s'agit de faire tenir ensemble. Car il y a dans cette tentative de « faire ville » à la fois une précarité que le choix de la forme poétique accompagne en conservant dans l’écriture une ouverture, une sorte d’indétermination qui est au cœur du projet. Il s’agissait de construire poétiquement quelque chose qui soit habitable tout en restant mobile.

Je porterai un regard a posteriorisur le processus de création texte/image de ce long poème qui s’est écrit en croisant à la fois des motifs (littéraires) et des documents (visuels et textuels).

Ces motifs et ces documents ont guidé l’écriture et l’ont orientée au fur et à mesure en une déambulation un peu erratique à laquelle l’espace web n’est pas étranger et dans laquelle le texte s’est fixé et structuré. Cette première documentation a eu valeur de source, elle a précédé l’écriture ou elle est intervenue en même temps que l’écriture et s’est s’inscrite, nous verrons de quelles manières, dans le poème. Dans un second temps, une documentation visuelle est venue dialoguer avec le texte une fois écrit. Elle a d’abord été proposée dans le cadre d’une lecture publique sous forme d’une projection. Cette nouvelle strate d’écriture, iconique, a été intégrée à la version publiée et accompagne donc le poème achevé. Toutefois les deux types de documentation — la documentation source et la documentation in præsentia —ne sont pas identiques. La première a servi le texte, elle s’est confondue avec lui ; l’autre fait état d’une écriture iconique qui se pose en regard du texte et produit une forme de confrontation. Mais dans les deux cas, le rapport texte/image, qu’il soit au service du processus de création ou visible dans la forme finale, explore l’idée d’une documentation poétique, que je tenterai de qualifier plus avant.

Une forme arborescente, stratification et circulation

Cette idée d’une ramification à partir d’un motif d’origine, la ville, a donné forme au texte.

Des branches secondaires se sont développées, donnant naissance à des branches tertiaires, etc. Tous ces motifs et sous-motifs circulent dans le poème comme des flux et l’innervent.

Parmi les motifs secondaires associés à la ville et au déplacement, on trouve par exemple celui des lignes de fuite. Ces lignes de fuite sont aussi bien des routes, des chemins, des rails, des fleuves, des canaux. Elle ont donné naissance à leur tour à des motifs tertiaires comme les arbres, les plantes, les lianes, les fils et les coutures, les tapis, les tracés et les cartes.

Ainsi, un texte ouvert et ramifié s’est constitué peu à peu d’une façon qui n’est pas étrangère à l’outil numérique dans lequel il s’est écrit, ni à l’espace web dans lequel il s’est inventé.

Dans cet espace web, plus topologique que temporel, aisément associé à un déploiement spatial, nous circulons de lien en lien à partir d’une idée d’origine, d’un mot-clef, en contact avec une masse documentaire qui nourrit la recherche mais qui peut aussi la détourner.

Cette analogie entre une « circulation » dans l’espace web et la construction du poème est d’autant plus active qu’il s’agit pour ce projet d’une écriture sans plan, où la constitution du texte ne s’est pas imposée de l’extérieur par un modèle pressenti, mais s’est développée à partir de l’implication mutuelle des éléments engagés au fur et à mesure.

Pour Jean-Pierre Bobillot2 nul énoncé ne saurait être indemne des conditions médiologiques de son énonciation ». Non seulement, l’ordinateur en tant que média technologique, véhicule une signification, mais ce média peut encore participer à produire ce que Jean-Pierre Bobillot nomme une médiopoétique, c’est-à-dire une poétique produite parl’exploration et l’expérimentation des potentialités du médium. Il ne s’agit pas ici de qualifier de médiopoétique ce poème mais de pointer l’importance de l’outil lors du processus de création et de montrer comment cette dimension matérielle participe à la structuration du texte, notamment dans son rapport à la documentation, aux images en particulier.

Les œuvres et les démarches qui accompagnent cette traversée de ville sont celles de peintres, d’architectes, de danseurs, de philosophes, d’écrivains, et de nombre de voyageurs anonymes.

Par le web, nous avons accès à une profusion d’informations, à une masse d’archives relatives à ces œuvres et à ces démarches. L’idée était d’entrouvrir, en lisant le poème, cet espace-là.

Un espace que j’ai qualifié de « touffu », à l’image de l’arbre, de la forêt, mais aussi bien entendu de la ville.

Cette documentation source (visuelle et textuelle) participe donc de l’écriture au même titre que les motifs littéraires qui en sont à l’origine. Les deux, motifs et documents, entretiennent une dialectique de coopération, dont les transpositions3 de l’un à l’autre ré-engagent chaque fois l’écriture. Ces transpositions peuvent être de l’ordre de la traduction, de l’interprétation, de l’inspiration, de l’appropriation, etc. Ce sont ces passages que nous allons observer de plus près dans le texte poétique.

 

D’une écriture documentée vers des images textuelles

Il est nécessaire à ce stade de préciser ce que recouvre le terme de « document ». Pour Anne Reverseau, la difficulté consiste à distinguer « document » – qui désigne une nature d’objet, un statut – et « documentaire » – qui relève d’un projet et d’une intentionnalité. « Si la forme du document va souvent de pair avec une esthétique documentaire, les deux peuvent être disjointes » 4, dit-elle. Le document est donc un objet, visuel ou textuel, qui a des qualités particulières parmi lesquelles nous pourrions relever essentiellement celle d’être relié à un référent dans le réel. Autonomisé par sa valeur indicielle, d’indicateur de réel, le document peut circuler, il peut être cité. Il est l’indice d’un lieu, d’une date ou d’un fait, qu’il certifie. Il n’est pas a priori littéraire ou artistique, même si une esthétique documentaire peut être mise en avant dans les arts — qui n’a pas à voir avec le réalisme, qui lui a vocation à créer une fiction vraisemblable, mais qui fait plutôt entrer du réel dans la fiction et a pour effet d’y introduire un trouble.

Pour étudier ce passage du document à l’écriture dans le poème, j’ai choisi parmi la documentation source concomitante à l’écriture du poème, trois types de documents visuels :

  •  un document pictural, qui est une peinture de Dorothy Napangardi Robinson.
  •  un document photographique constitué de deux photographies réalisées par Olivier Hodasava.
  •  un document photographique qui est lui-même la trace d’un évènement chorégraphique interprété par les danseurs de Pina Bausch dans la ville de Wuppertal.

À partir de ces trois documents nous allons porter notre attention sur la transposition du médium iconique vers l’écriture, et sur ce qui, dans le passage de l’image au texte, est retenu et transformé en image textuelle, sans omettre le fait que, même si le texte passe par l’image pour se dire, il ne l’épuise en aucun cas.

Le pictural comme support de rêverie

Image 01. Dorothy Robinson Napangardi. « Tingari Dreaming », 2005. Peinture acrylique sur toile

La population aborigène, native d’Australie est citée à plusieurs reprises dans le texte. Par leurs déplacements, leurs chants et leurs peintures, les aborigènes d’Australie ont tissé, et tissent encore, sur l’ensemble du territoire australien un réseau de lignes et de points qui n’est pas étranger à l’idée de la carte. C’est une représentation collective qui associe la dimension historique, géographique, passée, présente, concrète comme mythique, au paysage traversé.

Pour ces raisons, c’est un motif poétique fort et récurrent dans le poème.

Conversion de la ville en marche, en déambulation. De la distance en temps. Du texte en chant. Strophes, paragraphes, litanies, refrains.

Longues lignes des pistes, ils chantent en plein désert. Marchent des jours entiers en nommant tel roc, tel trou d’eau dont le monde est formé. Et ce chant vaut par leur déplacement qui donne vie au paysage.

Marcher, c’est broder le chant sacré sur le réel. L’un avec l’autre.

Une traversée où les mots et les choses correspondent.

Sillons dans les exploitations minières de l’outback. Binbinga, Jilngali, Gagadju, Tiwi, Djerait, Barara marchent en tribus. Ils trouvent un lieu.

Ils s’arrêtent, c’est tout.

Ils ne s’installent pas.

Il y a 50 000 ans, ils passent ainsi, d’île en île, depuis Sunda vers Sahul.

« Les buissons sont partis, la chasse et le rire.

L’aigle est parti, l’émeu et le kangourou ont quitté cet endroit. L’anneau de Bora est parti.

Le Corroboree n’est plus.

Et nous nous en allons. » (MdL : 41, 42)

Le texte n’entretient pas un rapport descriptif avec la documentation source. Le document sert de point d’appui, de ressource, et la transposition texte/image est plutôt de l’ordre de l’inspiration. Les références que l’image convoque sont riches à différents niveaux pour l’écriture. De plus, ce document pictural n’est pas la seule ressource utilisée pour évoquer les aborigènes d’Australie, il est donc ici plutôt un support de rêverie. Quatre éléments toutefois sont à distinguer dans le passage du document pictural au poème. D’une part l’utilisation des formes de listes, nominatives ou lexicales — en usant d’une esthétique documentaire qui renvoie à l’idée d’inventaire, de dénombrement5 propre aux descriptions — la liste produit une répétition, qui pourrait être une transposition interprétative de la peinture, elle-même faite de répétition de lignes et de points.

L’utilisation des noms propres renvoient à des référents en dehors de la peinture, comme des noms de lieux, de cérémonies, qui créent des sortes d’appels d’air et appuient l’idée d’une recherche documentaire.

L’emploi d’une datation tient aussi de la recherche documentaire annexe. Enfin l’insertion d’une citation (« We are going » extrait d’un poème d’Oodgeroo Noonuccal, 1964), marquée par des guillemets et par une note de bas de page qui référence son auteure, instaure une coupure dans le texte et apparaît comme la prise de parole d’une voix autre mais intégrée au poème.

 

La photographie comme effet d’apparition

Image 02. Olivier Hodasava. « Drôle d'endroit pour un pique-nique - Narva », 2013. Photographie sur le blog Dreamlands d’après une capture Street View.

Écrivain, Olivier Hodasava tient, entre autres œuvres, un journal de voyage virtuel sur internet depuis 2010 dans lequel il poste des images réalisées à partir de captures d’écran issues du logiciel de navigation virtuelle Street View6. L’auteur se revendique comme photographe dans la mesure où il opère, à partir du logiciel, un travail de sélection, de cadrage, de zoom etc. Ces photographies sont accompagnées de courts récits, à la façon de notations de voyage. Les deux photographies suivantes sont directement issues de son site, Dreamlands.

C’est une ville, à cette échelle, elle est difficile à saisir, à embrasser. Il vaut mieux reprendre la loupe. Ne pas hésiter à se rapprocher.

Vous êtes assise dans le champ entre les immeubles, à même la terre. Vous avez dégagé une place, piétiné quelques herbes. C’est une installation temporaire, vous allez repartir. L’espace est vacant, il est inoccupé.

Espace approximatif où se perdent les regards. Et il est vrai qu’autour de vous, ce sentiment quasi océanique (les herbes oscillent comme des vagues en mouvement d’ensemble) n’est arrêté que par des façades d’immeubles enfoncées dans la végétation profuse, printanière. Nous sommes le 929e jour d’un voyage, à Narva, en Estonie, tout près de la frontière russe. Une femme est assise dans les herbes, avec ses enfants, pour un pique-nique, le temps d’un après-midi.

Terrain vague. Temps vacant.

Endroit privé de quelque chose. Retrait plutôt que privation. Hors la dynamique urbaine d’habiter, de sécuriser, de produire. Un trou dans le présent productif, une étendue de promesses au milieu desquelles vous êtes amarrée.

C’est une ville, tout s’oppose sans être séparable.

« The urban order calls to the indefiniteness of the terrain vague. » L’ordre urbain lui-même appelle l’indéfinition du terrain vague. » (MdL : 45-46)

Il y a ici une ré-appropriation des images dans le poème. Elles sont « prises dans le texte », décrites et rendues lisibles, non sans faire référence au site d’Olivier Hodasava par le biais d’une note de bas de page incluse dans le paragraphe (Voyages virtuels d’Olivier Hodasava, sur son site Dreamlands). Cette note renvoie par un lien hypertexte à la page du site pré-cité. Je rappelle qu’il s’agit d’une publication originellement numérique, qui permet donc cet effet de citation. En nous arrêtant quelques instants sur la capacité du texte à « faire image », nous pouvons nous interroger ici sur le personnage féminin. Celui-ci est rendu présent par une adresse au « vous » (« vous êtes assise »). Le narrateur apostrophe le personnage pour le faire apparaître d’une façon qui est presque théâtrale, en donnant des indications relatives au lieu et à sa situation. Il s’agit de produire une apparition.

L’effet de zoom dans l’image est aussi présent dans le texte, à la fois par l’introduction « il vaut mieux reprendre la loupe », puis par l’apostrophe.

A contrario, il y a un recul très net dans la seconde partie du paragraphe, marqué par le passage du « vous » au « elle ». Le texte s’éloigne de l’image et devient plus abstrait, s’intéresse à la notion de terrain vague. Le paragraphe se clôt sur une citation entre guillemets, attribuée à l’architecte Ignasi de Sola-Morales (« Terrain Vague », article de Ignasi de Sola-Morales, architecte urbaniste, 1995), donnée dans sa langue d’origine. La traduction qui suit la citation, par contre, fait typographiquement partie du texte. Elle est une ré-écriture, une appropriation.

Les citations, d’un ordre discursif différent, sont données comme des insertions greffées dans le poème. La citation est bien une « voix autre », un « énoncé répété », tel que la définit An-toine Compagnon (Compagnon, 1979 : 54). C’est-à-dire un élément d’hétérogénéité, qui est ici marqué par une coupure visible. Anne Reverseau note aussi « l’importance du paratexte pour la question du document7. Ainsi, la citation comporte des éléments de précision, d’exactitude qui la relie à son contexte d’origine : ici un document en langue anglaise. Le référencement en bas de page qui indique l’auteur, le contexte, la date, atteste cette insertion textuelle. La voix du poème, son type d’énonciation participe à ménager des ouvertures, des discontinuités, pour que s’insèrent dans le corps du texte cette alter-discursivité, l’ensemble des

« voix autres ». Plus encore, la citation devient elle-même le corps du poème.

De la même façon que la mise en page, les retours à la ligne, les silences mêmes apparaissent comme des espacements pour faire place aux images in absentia, devenues images textuelles, images mentales.

 

Le document comme mise en mouvement du texte

Image 03. Wim Wenders. Pina, film documentaire, 2011. Image tirée du film Pina Bausch a elle-même documenté par des photographies le travail chorégraphique réalisé avec ses danseurs. Il s’agit ici de duos dansés à Wuppertal, dans l’espace même de la ville.

Certaines images, comme celles-ci, m’ont servi d’incitation pour évoquer la question d’un contre-mouvement dans la ville, un geste artistique par exemple.

Ce sont nos démarches, nos démarches qui témoignent de dérives intérieures.

À l’allure erratique de nos pas. Aux marges d’incertitude de nos déplacements. À l’espace laissé libre autour de nous pour seulement faire un geste, faire un geste seulement. Un demi-tour. Ou étendre un seul bras.

Tu peux danser.

Le monorail de Wuppertal passe à 8 mètres au-dessus de la ville, 12 mètres au-dessus de la rivière. Tu as largement la place. Tu peux lever le bras en forme de crochet, d’arceau. Y nouer l’air avec le ciel, le métro.

Tu peux danser sur le terre-plein sous le Schwebebahn pendant que les voitures circulent autour de toi.

Freinent à peine. Qu’on s’interroge.

La forêt aussi est un protagoniste. Elle veille sur les hauteurs.

Tu danses, tu dis que tu es. Crier, aguicher, donner et reprendre, c’est cela être. Kom, tanz mit mir. Est-ce que c’est de la danse, est-ce que c’est du théâtre ?

Il s’agissait au tout début de reconstruire la ville détruite. Maintenant tu continues ce geste d’attache.

Comme sur la pierre la mousse, patiemment, le lieu fait irruption.

Un terre-plein, un rond-point, un carrefour.

Un endroit où se mouvoir et s’émouvoir sont une même chose.

La ville aussi est un protagoniste.

Dans cette transposition des images au texte nous pouvons plutôt parler d’interprétation. La question de l’adresse est présente à nouveau. Le danseur de l’image devient un destinataire du poème et à travers lui, tout lecteur devient un danseur possible comme destinataire du poème.

La présence des noms propres et d’un vocabulaire spécifique (Wuppertal, Schwebebahn) renvoie directement au référent documentaire. Tandis que le passage d’une langue à une autre et la citation « Kom, tanz mit mir », associée à Pina Bausch en note de bas de page, est une façon de rendre visible une stratification, la multiplicité des couches de textes dans le texte.

Nous pouvons réfléchir ici à la façon dont le texte prend en charge l’idée de mouvement dans la mesure où la documentation de ce passage est liée à la danse. L’image n’est pas décrite, elle est plutôt mise en mouvement. Par l’incitation « tu peux danser » ; par la forme rythmique liée aux répétitions : « nos démarches, nos démarches - à l’allure / aux marges / à l’espace - faire un geste / faire un geste - tu peux danser / tu peux danser / tu danses » ; par la concision même des phrases qui marquent une avancée lente, une reprise sur laquelle le terme « patiemment » insiste, il y a bien une tentative de s’inspirer du document pour rendre présent, à la lecture, quelque chose de l’ordre du mouvement.

Ainsi, c’est la confrontation des pratiques artistiques (picturales, photographiques, poétique…), cette intermédialité8 de la documentation-source, qui produit l’écriture et mobilise le processus créatif.

Le poème est structuré autour du croisement des voix et des textes, des formes et des supports artistiques, qui sont rendus visibles par le jeu des transpositions. Il semble que ces transpositions sont toutes des modes de citations. Les images sont prises dans la lettre du texte, elles sont absentes mais lisibles et reliées à des référents hors du texte. À ce titre nous pouvons parler de citations visuelles, contrairement aux images présentes dans l’objet livre, pour lesquelles tout référent a été gommé.

 

Des images in praesentia, une écriture iconique

Là où la confrontation du texte avec les images en présence ferait plutôt l’objet d’une analyse de la réception, j’évoquerai, depuis le processus de création, le travail sur les images comme « écriture iconique ».

Rappelons que ces images ont été proposées une première fois sous forme de projection lors d’une lecture du texte avant publication. Je voulais donner à voir la façon dont le travail d’écriture était lié à une documentation. J’ai donc rassemblé un ensemble d’images : des plans, des tracés, des dessins, des relevés, des modélisations qui ne sont pas des œuvres à proprement parler mais des documents en ce qu’ils se réfèrent à un réel duquel ils proposent des représentations, comme une carte est une proposition de représentation d’un réel donné. De même que ce poème qui est lui-même une proposition de représentation d’un réel.

Or ces images ont subi deux transpositions intéressantes. D’une part, elles sont issues des données libres9 présentes sur internet. Ce sont des ressources partageables que l’on peut transposer sous certaines conditions d’un contexte à un autre. Leur emploi relève de l’utilisation d’un fonds collectif. D’autre part, quand cela s’avérait nécessaire, ces images ont été retravaillées, plutôt par effacement que par ré-écriture, pour leur ôter leur caractère informatif — titre, texte, légende — et ne garder que la présence du signe dessiné. Le choix s’est fait en fonction des différentes propositions d’évocations qu’offraient ces tracés et de leurs qualités plastiques. Bien que leur statut soit celui du document, leur usage est clairement un usage non documentaire. C’est pourquoi je parle d’une « écriture iconique » en regard de l’écriture textuelle. Il y a une intervention plastique minimale, un dessin à partir du dessin, un effacement, un recadrage, qui participe du changement de statut de ces images : du document vers le signe plastique. De l’information vers l’évocation. J’en donne ici deux exemples.

Figure 01. Virginie Gautier. Marcher dans Londres en suivant le plan du Caire, éd. publie.net, 2014. Image p. 47

"Dish structure" (Licence Creative Commons, d’après Rudof Polh)

Où l’on ne reconnaît pas le réel auquel était attaché ce document iconographique, mais où l’on peut tout de même imaginer, à partir de la rencontre des lignes, épaisses ou fines, de leurs formes, quelque chose qui est de l’ordre de l’empilement, de la superposition, de l’écrasement ou de la fêlure.

Figure 02. Virginie Gautier. Marcher dans Londres en suivant le plan du Caire, éd. publie.net, 2014. Image p. 55, "Plan des remparts, Carcassonne" (Domaine public)

Où l’on reconnaît cette fois tout de suite la représentation en plan d’un espace, sans pour autant savoir de quel espace il s’agit. Ici, une enceinte fortifiée, quelques bâtiments à l’intérieur de l’enceinte. L’absence d’informations rend plus visible la qualité intrinsèque des lignes. La différence de formes entre les courbes de niveaux de la colline et le tracé du mur d’enceinte,

leur similitude toutefois, afin que le second (le mur) s’adapte à la première (la colline). Et ce que cela raconte d’une ville en terme de protection, d’orientation, de projet.

Que deviennent ces visuels quand ils ne sont plus reliés au réel qu’ils étaient censés documenter ? Perdant leur lien avec leur contexte, ils perdent leur usage documentaire mais conservent une esthétique documentaire. Cette perte contribue à accentuer leur dimension plastique et, ce faisant, élargit possiblement leur champ d’évocation. C’est cette notion d’évocation qui les fait entrer dans un signifié d’ordre poétique. Ces images sont toujours plus ou moins reliées à leur représentation d’origine, vers laquelle elles continuent de faire signe, mais d’une autre manière. Elles interrogent différemment nos rapports aux signes, nos représentations.

 

Du document vers la poésie, la notion de « documentation poétique »

En disant de l'écriture qu’elle est « une forme d'expression à halo, dès qu'elle est utilisée poétiquement »10, Julien Gracq suggère déjà une dimension iconique, une matérialité de l’écriture poétique. Il évoque une sorte de circonférence imagée, un rayonnement circulaire qui peut en-glober des significations et les éclairer simultanément, les faire jouer et évoluer ensemble, laissant aussi une part au flou, à l’indétermination. La fonction poétique s’opposerait alors à la fonction référentielle, à signification fixe, stable et peut-être unique, qui est le propre du document. Or c’est plutôt le jeu des transpositions de l’un à l’autre et la co-présence des deux fonctions, poétique et référentielle, qui participe à cette écriture du poème.

Deux éléments jouent ensemble par deux : les fonctions poétiques et référentielles travaillent à la fois le texte et l’image. Les deux fonctions jouant dans les deux modes de représentation.

Dans le texte, la fonction poétique est première, la part documentaire est importée. Elle est liée aux citations, qui sont explicites. Citations interdiscursives, et images textuelles, transposées ou greffées, participent pleinement de l’écriture.

Dans les images in praesentia, la part documentaire est première, la fonction poétique est ajoutée par effacement de la dimension informative des images. Ce qui reste de l’image est pris entre son référentiel d’origine et sa valeur proprement plastique.

C’est donc l’ensemble de ces rapports, par transposition d’une fonction à l’autre qui participe au processus de création et travaille l’idée d’une documentation poétique. Ils produisent des allers-retours entre l’effet de réel recherché dans le document, et l’effet de démultiplication de sens recherché dans la poésie.

Dans son livre Des Documents poétiquesparu en 2007, Franck Leibovici a théorisé le terme de « document poétique ». Il y a élaboré de nouveaux outils de description du réel, des dispositifs d’écritures qui visent à traiter et à articuler une masse de documents épars pour fabriquer de nouvelles représentations et de nouvelles lectures du monde. Même s’il use du terme « poétique » dans son sens étymologique et ne traite pas de poésie à proprement parler, on comprend comment cette question du document peut permettre de produire et de réinterroger, dans la littérature, des œuvres singulières comme celle de Charles Reznikoff, Témoignage, écrit à partir de textes pré-existants.

Car poésie et document ne sont pas si étrangers l’un à l’autre. Depuis Documentairesde Blaise Cendrars (« c’est peut-être un genre nouveau »11 disait-il), il y a eu de multiples tentatives pour écrire avec des documents12. Ces pratiques sont toujours à l’œuvre, elles intègrent aujourd’hui des images et d’autres médias artistiques, mais il semble qu’elles poursuivent toujours l’idée d’une poésie comme « récepteur et diffuseur d’une prose du monde » pour reprendre l’expression de Nadja Cohen13, une façon qui témoigne à la fois de la volonté de désacraliser la poésie, et de celle de lui donner une place dans une actualité, une collectivité, un espace multi-médiatique.

 

Références

Bobillot J.-P., 2010, « Naissance d'une notion : la médiopoétique », in Poésie & Médias, Actes du colloque de l'université Sorbonne Paris 4, Paris, Éd. du Nouveau Monde.

Cendrars B., 2006, Du monde entier au cœur du monde. Poésies complètes. Paris, Gallimard.

Chol I., dir., 2004, Poétiques de la discontinuité de 1870 à nos jours, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal.

Compagnon A., 1979, La seconde main ou le travail de la citation, Paris, Éd. Le Seuil.

Gautier V., 2014, Marcher dans Londres en suivant le plan du Caire, Éd. publie.net.

Gracq J., 1995, Lettrines IIdans Les Œuvres Complètes, Paris, Gallimard.

Kibédi Varga A., 1990, « L’interprétation impossible, Parler d’après une image, peindre d’après un texte », in: Hoek L. H., éd., L'interprétation détournée : Proust, Magritte-Foucault, Beckett, Robbe-Grillet, Coetzee, Calvino, Amsterdam, Éd. Rodopi.

Leibovici F., 2007, Des documents poétiques, Éd. Al Dante.

Reverseau A., 2017, Le Sens de la vue, le regard photographique dans la poésie moderne, Presses de l’université Paris-Sorbonne.

Reznikoff C., 2012, Témoignages, Les États-Unis 1885-1915, trad. de l’américain par M.

Cholodenko, P.O.L.

 

Notes

1 Marcher dans Londres en suivant le plan du Caire, Virginie Gautier, éditions publie.net, 2014 (sera abrégé par les initiales MdL).

2 Article « Contribution de la « poésie sonore » à une approche médiopoétique », Jean-Pierre Bobillot, Université Stendhal
Grenoble III. Accès : http://www.ieeff.org/f19bobillot.pdf

3 Je donne ici la définition de Aron Kibédi Varga : « tous les cas où les limites d’un médium sont transcendées, c’est-à-dire où un texte se trouve à l’origine d’une image et une image à l’origine d’un texte » (« L’interprétation impossible », in L’interprétation détournée, textes réunis par Léo H. Hoek, Éditions Rodopi, B.V., Amsterdam - Atlanta, GA 1990, p. 15.)

4 Anne Reverseau « Ce que la poésie fait du document : note méthodologique sur les insertions, les emprunts et les listes
dans les années 1920 », Fabula / Les colloques, « Ce que le document fait à la littérature (1860-1940) ». Accès :
http://www.fabula.org/colloques/document1738.php, page consultée le 19 mai 2017.

5 C’est le souci taxinomiste, dont parle Isabelle Chol, employé aussi bien par le scientifique que par l’artiste pour réitérer le réel.

6 Projet de l’entreprise Google, qui consiste à photographier le monde entier et à superposer ces images sur la carte du monde.

7 Anne Reverseau op. cit. (paragraphe 5).

8 En tant que croisement des formes et des supports artistiques.

9 Médiathèque en ligne, ressources ré-utilisables sous certaines conditions rassemblées sous le sigle de Creative Commons (CC).

10 Julien Gracq : « Le mot, pour un écrivain, est avant tout tangence avec d’autres mots, qu’il éveille à demi de proche en proche : l’écriture, dès qu’elle est utilisée poétiquement, est une forme d’expression à halo. » (Lettrines II. in Œuvres Complètes, 1995, tome II. p.299)

11Blaise Cendrars, « Document », dans Documentaires, Du monde entier, Paris, Gallimard, « Poésie », 1993, p. 133.

12Nous pouvons penser par exemple à l’oeuvre de Patrick Bouvet dont certains livres ont été écrits à partir des phrases diffusées dans les mass-médias.

13Nadja Cohen, « D’une prose du monde (Cendrars, Apollinaire) à une prose de soi (Breton), des usages du document dans la poésie moderniste et surréaliste », Fabula / Les colloques, ce que le document fait à la littérature (1860-1940). Accès : http://www.fabula.org/colloques/document1740.php.