[NOUVEAUTÉ] La peste écarlate, de Jack London suivie du Masque de la mort rouge, d'Edgar Allan Poe 11 décembre 2017 – Publié dans : Notre actualité – Mots-clés : classiques, Edgar Allan Poe, Guillaume Vissac, Jack London
L'hiver approche, les désastres post-apocalyptiques aussi. Jack London les avait déjà imaginés il y a plus d'un siècle, dans un court roman qui ne figure pas parmi ses plus connus : La peste écarlate. On sait le mot écarlate chargé de sens dans l'histoire littéraire américaine depuis La lettre écarlate de Nathaniel Hawthorne (un historien du quotidien, disait de lui Paul Auster) mais c'est chez Edgar Allan Poe que l'auteur de Croc blanc est allé puiser l'inspiration pour sa Peste écarlate. Et pour appuyer cette filiation littéraire, nous avons choisi d'inclure la nouvelle, intitulée Le Masque de la Mort rouge, dans cet ouvrage 100% numérique qui paraît aujourd'hui.
Un autre Jack London se découvre dans ce texte dont la traduction a été revue et corrigée pour cette édition. Son rapport à la vie sauvage, à la science (ces scènes où des scientifiques se lanceront dans l'étude du fléau au péril de leur vie dans un sens du sacrifice comparable à celui des liquidateurs de Tchernobyl après la catastrophe), à la chute d'une civilisation (le dernier journaliste en vie émettant coûte que coûte au sommet de sa tour comme celui d'Orson Welles racontant en direct, sur le toit également, l'invasion martienne dans son célèbre feuilleton radio de la Guerre des mondes) le place dans la lignée des grands écrivains américains. (Re)découvrons-le ici.
978-2-37177-183-3
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L’homme a, sur cette planète, domestiqué les animaux utiles, détruit ceux qui étaient nuisibles. Il a défriché la terre et l’a dépouillée de sa végétation sauvage. Puis, un jour, il disparaît, et le flot de la vie primitive est revenu sur lui-même, balayant l’œuvre humaine. Les mauvaises herbes et la forêt ont derechef envahi les champs, les bêtes de proie sont revenues sur les troupeaux, et maintenant il y a des loups sur la plage de Cliff-House ! (…) Si quatre millions d’hommes ont disparu, en un seul pays, si les loups féroces errent aujourd’hui à cette place et si vous, progéniture barbare de tant de génie éteint, vous en êtes réduits à vous défendre, à l’aide d’armes préhistoriques, contre les crocs des envahisseurs à quatre pattes, c’est à cause de la Mort Écarlate !
Trésor de l’anticipation publiée aux États-Unis en 1912, La peste écarlate, ici proposée en lien avec la nouvelle d’Edgar Poe qui l’a inspirée, est un indispensable de la littérature post-apocalyptique mondiale. Traduction d’époque revue, corrigée et modernisée pour cette édition. Préface de Guillaume Vissac.
Préface, par Guillaume Vissac
Jack London n’a pas seulement écrit Croc-blanc ou L’appel de la forêt. Son œuvre est riche : romans d’aventure, romans tout court, romans dits socialistes, mais aussi nouvelles à foison, essais ou récits autobiographiques. Ou encore des formes d’anticipation post-apocalyptique, comme La peste écarlate.
À l’origine, ce court roman est inspiré d’une nouvelle d’Edgar Allan Poe intitulée Le masque de la mort rouge : nous avons choisi de l’associer à cette édition, en fin d’ouvrage. La trame générale du récit (une peste particulièrement vigoureuse qui sévit de par le monde, décimant des populations dans un laps de temps particulièrement brutal) et les symptômes constatés sont les mêmes. On les retrouve ici décrits au début de la nouvelle de Poe :
Jamais peste ne fut si fatale, si horrible. Son avatar, c’était le sang, — la rougeur et la hideur du sang. C’étaient des douleurs aiguës, un vertige soudain, et puis un suintement abondant par les pores, et la dissolution de l’être. Des taches pourpres sur le corps, et spécialement sur le visage de la victime, la mettaient au ban de l’humanité, et lui fermaient tout secours et toute sympathie. L’invasion, le progrès, le résultat de la maladie, tout cela était l’affaire d’une demi-heure.
Jack London reprendra, pour son roman, ce même point de départ. Mais là où Le masque de la mort rouge développe une rêverie feutrée, gorgée de couleurs et de sang, La peste écarlate va chercher à s’approprier d’autres formes : le roman est plus long et va plutôt lorgner sur le Dernier homme de Mary Shelley paru moins d’un siècle plus tôt. Ici aussi, une pandémie terrassant les civilisations menace jusqu’à la survie de l’espèce humaine. Et si dans Le masque de la mort rouge c’est le monde du passé qui est en proie au mal (un château, une abbaye, un petit monde clos), dans La peste écarlate, c’est déjà le futur : le récit se déroule en 2073 et il n’y a déjà plus beaucoup d’êtres humains sur Terre. La peste, quant à elle, a frappé le monde soixante ans plus tôt, peu de temps après l’élection d’un ultime président des États-Unis ; et le texte précisera qu’il a été élu par une Assemblée des Magnats. L’histoire ne dit pas s’il possédait, lui aussi, une tour à son nom.
La peste écarlate, c’est aussi un improbable retour en arrière. Alors que le personnage central du roman se lamente de ne plus pouvoir jouir de ses privilèges issus d’une caste dominante d’avant la catastrophe, il constate avec amertume le retour à des temps plus lointains encore : c’est la loi du plus fort, l’ère de la superstition qui prévaut. L’humanité en est revenu à la barbarie.
Mais la peste a surtout pour effet de rebattre les cartes sociales : tout le monde est atteint, sans distinction de caste ou de classe. Les riches auront beau se barricader dans des bunkers luxueux, les conséquences de la pandémie se feront malgré tout sentir. Et lorsque sera venu le temps de la survie dans ce monde dévasté, il ne restera plus rien des clivages sociaux de l’ancien monde. Les forts seuls s’en sortent, comme dans cet extrait au cours duquel le narrateur, ancien universitaire, n’est pas en mesure de porter secours à une femme qui a tout perdu, et que sa haute naissance ne pourra plus sauver :
Un après-midi, tandis que le Chauffeur était parti à la pêche et que j’étais demeuré seul avec elle, elle me conjura de le tuer. Elle m’en supplia, avec des larmes dans les yeux. Mais le bandit était robuste et redoutable, et j’avais peur. Je lui offris, quelques jours après, mon cheval, mon poney et mes chiens, s’il consentait à me céder Vesta. Il me rit au nez et refusa. Il était très arrogant. Il me répondit que, dans les temps anciens, il avait été un domestique, de la boue que foulaient aux pieds les hommes comme moi et les femmes comme elle. Maintenant la roue avait tourné. Il possédait la plus belle femme du monde, elle lui préparait sa nourriture et soignait les enfants qu’il lui avait faits.
— Tu as eu ton heure, me dit-il. J’ai la mienne, aujourd’hui. Et elle me va très bien ! Le passé est fini, bien fini, et je ne tiens pas à y revenir.
C’est ainsi qu’il me parla. Mais pas avec les mêmes mots. Car c’était un homme horriblement vulgaire et il ne pouvait rien dire sans proférer les plus épouvantables jurons.
« Il ajouta que, s’il me surprenait à cligner de l’œil vers sa femme, il me tordrait le cou et la battrait, jusqu’à ce qu’elle en reste sur le carreau. Que pouvais-je faire ? J’avais peur. Il était le plus fort.
Le passé est révolu, ou plutôt comme le dit le Chasseur la roue a tourné. Nous en sommes revenus à un point dans l’Histoire précédent toute forme de civilisation. La peste écarlate n’a pas fait qu’aplanir les systèmes de valeur des Hommes, elle a littéralement procédé à une révolution. Les villes sont retournées à l’état de terrains vagues. Les progrès de la science ne sont plus compréhensibles pour le commun des mortels. Les groupements humains (dont la proximité et la densité toujours croissante sont à l’origine de la propagation éclair du mal) sont redevenus des tribus. Les chiens, pour ceux qui ont survécu, sont quant à eux repartis à la vie sauvage et évoluent à l’envers, se rapprochant du loup.
Il y avait, avant les derniers jours du monde, de très nombreuses espèces de chiens : chiens à poil ras et chiens à belle et chaude fourrure ; chiens tout petits, si petits qu’ils auraient à peine pu faire une bouchée pour d’autres molosses, aussi robustes que les cougars. Tous les roquets et petits chiens, trop faibles pour la lutte, furent tués rapidement par leurs frères. Les très grandes espèces ne s’adaptèrent pas davantage à la vie sauvage. Il ne subsista finalement que les chiens de taille moyenne, mieux constitués dans leurs organismes et plus souples aux conditions nouvelles qui leur étaient imposées. Ce sont les chiens-loups, que vous connaissez bien et qui courent aujourd’hui la campagne.
La langue elle-même n’est pas sortie indemne du cataclysme écarlate : elle s’est comme rétractée. Elle est plus courte, hachée, et si on y devine encore quelques anciennes constructions permettant de la rattacher à l’anglais civilisé d’avant la pandémie, il y a bien des tensions entre un anglais brut et sauvage pratiqué par les jeunes garçons accompagnant le narrateur, et un anglais plus académique, développé, élaboré lorsque celui-ci se plaît à se remémorer son époque perdue, un temps où un tel raffinement dans la parole était encore possible. C’est particulièrement remarquable dans ce passage, où l’extraction des dents de crânes trouvés à proximité devient prétexte à une réflexion sur la langue, que l’on est littéralement en train d’exhumer :
L’extraction des dents des trois squelettes était terminée et les trois jeunes garçons se mirent en devoir de se les partager équitablement. Ils étaient vifs et brusques, dans leurs gestes et dans leurs paroles, et la discussion fut chaude. Ils s’exprimaient par monosyllabes, en phrases courtes et hachées. Malgré tout, ce langage était irrigué de bribes de constructions grammaticales et l’on pouvait trouver des vestiges d’une conjugaison issue d’une culture supérieure. Même le parler du grand-père était corrompu à un point où, transcrit littéralement, il apparaîtrait incompréhensible au lecteur. C’est du moins ainsi qu’il parlait aux garçons.
Nous avons choisi pour cette édition de conserver la traduction d’origine, celle de Louis Postif. Particulièrement fidèle au texte, d’une réelle poésie, elle est parfaitement dans l’esprit du roman malgré quelques archaïsmes que nous nous sommes permis de peaufiner. Le texte présenté dans cette édition a donc été revu et corrigé pour le moderniser un minimum, le tout sans dénaturer le ton général de la traduction d’origine. Nous avons en revanche opéré plus de corrections dans l’équilibre du récit, son découpage et la composition des paragraphes et des chapitres afin d’être plus fidèles au texte original (la traduction de Louis Postif ayant, comme beaucoup de livres de ces années-là, complètement réorganisé le roman pour l’adapter aux contraintes éditoriales de l’époque).
La peste écarlate est un roman de demain, écrit hier. À l’instar du Dernier homme, il fait de la disparition d’un monde et de ses valeurs une odyssée cruelle : un retour en arrière dans le temps tel qu’il nous empêche de concevoir le moindre futur pour notre espèce en perdition. Il nous parle encore aujourd’hui, décennie tout particulièrement obsédée par les devenirs post-apocalyptiques de notre monde. Il annonce les pandémies modernes autant que les dystopies cruelles dont l’une des plus actuelles, issue du roman de Margaret Atwood et de la série télé à succès qui en a découlé, s’intitule, en français, peut-être pas pour rien, La servante écarlate.