[NOUVEAUTÉ] Le Portrait de Dorian Gray en version non censurée, traduit par Christine Jeanney 4 janvier 2017 – Publié dans : Notre actualité, Traduire – Mots-clés : Christine Jeanney, le portrait de dorian gray, nouvelles traductions classiques, Oscar Wilde, traduction
Christine Jeanney, que nous ne présentons plus ici tellement elle fait partie intégrante de publie.net, tant par son investissement (joyeux, nécessaire, compétent, éclairant) au sein de l'équipe éditoriale que par sa présence au sein du catalogue (des livres forts que nous vous invitons à découvrir ici), avait traduit en 2013 la version non censurée du Portrait de Dorian Gray. Jusqu'ici disponible seulement en numérique, le voici désormais disponible au format papier (avec, toujours, la version numérique téléchargeable sans frais supplémentaires). Christine Jeanney a écrit une Postface dont voici un long extrait ; elle a également listé dans le livre les changements visibles entre la version censurée et la non censurée.
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C’est une alchimie étrange : en lisant – et en traduisant aussi – Le Portrait de Dorian Gray, on sent une force mystérieuse s’amorcer, se développer. Ses ressorts poussent toujours plus loin, entraînant presque malgré soi d’un paragraphe à l’autre, d’un chapitre au suivant, sans qu’on soit rassasié.
Quelque chose d’implacable avance, une de ces mécaniques ciselées dont on ne comprend pas complètement comment elles fonctionnent, parce que les rouages imbriqués sont de toutes tailles et pivotent, se déplient, surprennent encore malgré ce qu’on sait de l’intrigue et de sa chute.
Le Portrait est un page-turner qui, comme Dorian, ne vieillit pas.
Peu de romans savent développer cette sorte de vortex dans lequel on tombe et dont on ne sort qu’après le point final. Wilde a sans doute atteint ici l’objectif qu’il s’était fixé : écrire un roman aussi vénéneux que celui qu’il évoque au chapitre huit – c’est-à-dire pratiquement au milieu du texte, placé comme au centre d’une cible.
Et vénéneux, ce roman l’est assurément, puisqu’il fut d’une certaine façon fatal à son auteur.
C’est lui qui fit se croiser les vies d’Oscar Wilde et de Lord Alfred Douglas, car obsédé par la lecture du Portrait, le jeune Lord voulut absolument rencontrer son auteur. Point de départ d’une liaison affichée clairement comme homosexuelle, puis d’un scandale, puis d’un procès.
Wilde, condamné à deux ans de travaux forcés, subit le « treadmill », sorte de roue géante que les détenus doivent faire tourner sous les coups de fouet, et qui n’est pas sans rappeler la terrible machine de la Colonie pénitentiaire de Kafka.
Il ne s’en remettra pas, et la fin de sa vie, alors qu’il est affaibli, isolé, sans ressources, ressemble presque à un conte, ou au mythe d’Icare ; monté très haut comme lui, aussi célèbre qu’on peut l’être, il tombe et meurt, les ailes fondues.
« Tout art est à la fois surface et symbole », dit-il dans sa Préface.
Déjà le titre : non pas le nom du personnage central, mais celui de sa reproduction. Comme la Gorgone qu’on ne regarde pas en face, il faudrait peut-être voir Dorian Gray à travers le filtre de la toile peinte. Ou derrière les volutes de la fumée des cigarettes de Lord Wotton. Ou encore à travers les cercles répétitifs des insectes du jardin de Basil Hallward. Des prismes successifs qui font révélation.
Sous la surface des objets, que se cache-t-il, c’est la question ; d’autant que Wilde n’hésite pas à les accumuler, avec une sorte de délectation, au chapitre neuf. Ce qui ouvre un pan presque métaphysique, lorsqu’il remarque discrètement (et pratiquement au centre de sa description) « Quelle vie superbe ça devait être ! Quel faste dans l’apparat et la décoration ! La seule lecture du luxe de ces morts était magnifique. » Oui, nous pouvons amasser des merveilles et des merveilles encore, jusqu’à ce que les coffres de bois précieux débordent, que nos yeux en soient aveuglés, que les coutures des pages du livre craquent sous les descriptions qui s’enchaînent sans qu’on puisse prendre le temps d’une respiration, oui, tout cela est magnifique. Mais tout cela n’est que le luxe des morts. Avec ces quelques mots, Wilde nous fait passer du tout au rien, et en un seul mouvement. C’est le glissement ultime, vers le néant, la condition humaine si petite, fragile et éphémère, attentive aux « instants d’une vie, qui ne dure elle-même qu’un instant ».
« Ceux qui vont sous la surface le font à leurs risques et périls », dit-il encore.
Les « risques et périls » sont bien présents au moment où Wilde rédige le Portrait ; l’homosexualité est vue comme une déviance, une manie maladive. Et les relations hors mariage sentent le soufre.
Le texte est censuré sans qu’il soit au courant, et publié par J.M. Stoddart sous une forme considérée comme acceptable. Pourtant l’étrange paire de ciseaux qu’il a manipulée a parfois taillé sans rien couper. Elle s’est focalisée sur de petites touches, allusives, sans doute trop transparentes pour l’époque.
Le mot adultère n’aura pas eu besoin d’être gommé, car il n’y était pas. En fait, pour que la « dépravation » évoquée et l’homosexualité suggérée disparaissent du texte, il aurait sans doute fallu tout effacer.
Malgré ce caviardage prudent et préventif, les juges ne s’y sont pas trompés. Des extraits du Portrait sont cités au procès comme pièces à conviction. Car on a bien compris ce que cachaient les allusions. Par exemple, connaissant le mode de vie de certains gentlemen anglais aisés de cette époque, la mention de la villa d’Alger que se partagent Harry et Dorian laisse sous-entendre quelles étaient leurs occupations, et n’a pas été effacée.
Il serait néanmoins réducteur de ne lire le Portrait que sous cet angle.
Ce roman est une tragédie.
Un théâtre de marionnettes macabre, et doré à l’or fin. La vie et la mort s’y échangent, les richesses s’accumulent sans peser. Le drame est dans les destinées, le sourire dans les réparties.
Ce pourrait être une histoire fantastique à la Poe ou à la Lovecraft, avec intrusion du surnaturel, sans que ne perce aucune explication. Ce pourrait être la fuite d’un monstre ou une poursuite (comme celle qu’écrit Mary Shelley), une quête ou une recherche, en vue d’une résolution, un chemin vers une salvation. Ce n’est pas le cas.
C’est une chute en vol libre, un aller simple vers l’impossible. Une trajectoire en sursauts, et elle descend.
On pourrait croire que la narration va se concentrer sur la vieillesse, le temps, le mal. C’est au contraire en expansion. L’art, l’amour et la liberté sont questionnés, et malgré le ton désinvolte, élégant, c’est un brûlot.
Proposer de nos jours une traduction du Portrait dans son état initial, avant que J.M. Stoddart n’en caviarde ce qui lui semblait indécent, ne découle pas uniquement de la récente découverte du premier manuscrit par des chercheurs d’Harvard. C’est peut-être aussi une façon d’affirmer que Wilde avait raison lorsqu’il disait « Un livre moral ou amoral n’existe pas. Les livres sont bien ou mal écrits. C’est tout. » Que l’art se moque de la bien-pensance. Et pourtant, on ne trouvera aucun passage obscène ni pornographique dans la traduction de cette première version – ce qui n’atténue pas son côté subversif.
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ISBN 978-2-37177-475-9
DILICOM 3010955600100
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