Une grande librairie qu'on appelait Gibert 16 février 2021 – Publié dans : Notre actualité – Mots-clés :

Il y a peu, Antonin Crenn a fait paraître sur son blog un texte qui relie le crépuscule actuel de la librairie Gibert Jeune à Paris avec le début de son roman Les présents, que l'on donnera ici à voir en miroir, avec le premier chapitre du livre. Tout, dans l'écriture, est lié : la mémoire, la fiction, le passé, l'actualité d'un présent pas toujours à la hauteur de nos idéaux, mais enfin comme on dit c'est la vie. De quoi relier entre elles des strates temporelles disjointes, mais pas déconnectées.


Le mot « jeune » était inutile

Le robinet de la baignoire est resté ouvert : l’eau a coulé toute la nuit. C’est J.-E. qui me signale l’anomalie et moi, resté au lit (le lit étroit de mon enfance, dans ma chambre du Pecq), je culpabilise. Je cours à la salle de bains pour réparer mon erreur. C’était ma mission, de fermer le robinet ! Je pense avec effroi aux hectolitres d’eau gaspillée. J’ai du mal à respirer. Mon souffle est saccadé, bruyant et rapide ; une sorte de halètement, comme lors d’une crise d’angoisse ; en fait, si j’expire si fort, c’est parce que je voudrais parler, mais les mots ne sortent pas ; seul l’air de mes poumons passe la barrière de mes lèvres. Soudain, quelque chose se débloque dans mon oreille : j’entends une voix enjouée et ironique (j’ai envie de dire goguenarde) qui fait résonner le mot « Gibert ». C’est comme un mot de passe : c’est le signal que j’aurais dû entendre beaucoup plus tôt, pour m’alerter sur le robinet ouvert ; resté coincé dans ma tête jusqu’au matin, je ne l’entends que beaucoup trop tard. Je m’éveille dans les bras de J.-E. qui me dit : « Tu respires fort, tu as fait un cauchemar. » Il a raison. Je ne fais jamais de cauchemars.

« Gibert » : samedi dernier, j’ai acheté un livre de poche au sommet de la grande librairie de la place Saint-Michel. Il a fallu parcourir tous les étages jusqu’au dernier : nous avons traversé un paysage désolé. Le champ de bataille après le passage des pilleurs — après les ravages du capitalisme. J’ignore à qui l’immeuble a été vendu, et à quelle date la librairie fermera. Aucun livre n’entre plus en rayon depuis longtemps : les stocks se vident et ne sont pas renouvelés. Les meubles ont été déménagés. Les espaces de circulation sont démesurés, et les fameux rayonnages coulissants, à double épaisseur, sont inutiles : le premier niveau est à demi vacant. Je pense à cette image d’Épinal malheureuse : les magasins d’Union soviétique quasi vides, où trois boîtes de cornichon se battent en duel sur une étagère métallique, éclairés par un néon blafard. Sauf qu’ici, personne ne fait la queue devant le magasin, car il n’y a pas de pénurie de livres : au contraire, nous croulons sous leur production. Je pense aussi au Monsieur Bricolage de la rue de Reuilly, que j’ai visité pour la première fois à la veille de sa fermeture : un hangar immense où gisaient les rares marchandises encore en vente, survivances d’un âge d’or oublié : des accessoires de quincaillerie énigmatiques, aussi bizarres à mes yeux que les vestiges archéologiques trouvés sur un chantier de fouille. Chez Gibert, nous sommes presque seuls dans le corps de la baleine : le grand squelette inutile, et notre voix qui résonne : « hé ho ? »

Quand j’ai écrit Les présents, l’envie est venue toute seule : situer le premier chapitre dans cette librairie Gibert de la place Saint-Michel, où j’ai travaillé deux étés de suite (j’avais vingt et vingt-et-un ans). Je n’imaginais pas que ce décor allait devenir, si tôt, le souvenir d’une époque révolue. Bien sûr, c’est l’un des thèmes des Présents : la disparition — et la survivance du passé dans notre présent. Mais lorsque mes personnages évoluent dans le quartier Saint-Michel, c’est aux autres parties du décor que j’attribue le rôle de « vestiges » : les Thermes de Julien, l’hôtel de Cluny. La librairie, elle, servait plutôt de repère : le pivot immuable de la place Saint-Michel, présent depuis toujours. Sans que je cite son nom dans le livre, les lecteurs m’ont dit : « On reconnaît Gibert. » Mais voilà,

Le vieux Paris n’est plus (la forme d’une ville
Change plus vite, hélas ! que le cœur d’un mortel) ;

et cet immeuble-librairie rejoint les autres vieilles carcasses au musée des disparus. Et moi, qui deviens vieux, je peux déjà dire ce que disent les vieux : « De mon temps, il y avait ici une grande librairie qu’on appelait Gibert. » Pour être précis, on l’appelait « Gibert Jeune », car ce n’était pas la même maison que Gibert Joseph : les frères s’étaient séparés cent ans plus tôt et la réunion des deux entreprises n’avait pas encore eu lieu. De mon temps, quand je travaillais là-bas, on disait Gibert-tout-court pour parler de nous, et « Joseph » (sans Gibert) pour parler des autres. On ne prononçait pas le nom complet de l’entreprise : le mot « jeune » était inutile, puisque c’était nous les « Jeune ». J’avais vingt, vingt-et-un ans ; je portais le t-shirt jaune de la maison ; j’ai appris à manœuvrer un transpalette pour ranger le soir les meubles de l’étal ; je déjeunais au square de Cluny ; c’était bien. Et ce sont mes souvenirs de jeune, comme disent les vieux.

Antonin Crenn

Les présents : il n'était que de passage

La dernière fois qu’il a retrouvé l’ami, il y a quelques semaines, il est tombé sur lui au square. Leur rencontre a été soudaine. Inattendue. La fois précédente avait eu lieu de la même façon, déjà : c’était quelques années plus tôt, entre les rayons d’un magasin. Ils s’étaient fréquentés deux mois d’été, puis quelque chose avait dû se passer, on ne savait pas quoi.

À l’époque, Théo avait dix-huit ans et six mois. Cette précision est importante pour comprendre qu’il était déjà étudiant : il avait eu le bac à dix-sept ans et demi sans, pour autant, être en avance sur son âge. Il avait l’habitude d’expliquer à ses camarades qu’il était né au début de janvier et que, pour cette raison, quelqu’un avait décidé qu’il serait pratique de le faire entrer à l’école en même temps que les enfants nés l’année d’avant, qui n’étaient âgés, au fond, que de dix jours de plus que lui. Il répétait son raisonnement sans jamais se demander s’il suffisait à justifier sa jeunesse relative, car il avait reçu ces arguments de ses parents, forcément pertinents. Ils auraient pu lui servir une autre fable, plus audacieuse que cette logique comptable, et il l’aurait avalée tout rond avec la même innocence. Rien n’étonnait Théo : les choses étaient normales ou bien merveilleuses, mais jamais bizarres. Il s’était habitué à être jeune, un petit peu plus jeune que tout le monde.

Le magasin occupait tous les étages, depuis les caves (où les employés se changeaient) jusqu’au grenier (où l’un d’eux, dans son bureau, délivrait aux autres les tickets restaurants). Un grand immeuble, large, solide, du type haussmannien, c’est-à-dire : une façade en pierre de taille, érigée au bord d’un de ces axes tracés par cet homme dont on a retenu le nom – ce préfet qui, d’ailleurs, n’est pas responsable de l’édification de ces immeubles, car la plupart sont apparus après qu’il a été mis à la porte, voire après sa mort. L’immeuble en question appartenait sans doute à la catégorie originelle – il avait bien cent-cinquante ans, à vue de nez. Quant à Théo, il n’était que de passage dans ce lieu, c’était l’été et il gagnait un peu de sous en vendant des livres. Son rayon était au premier étage ou au deuxième, il ne saurait plus le dire. C’était il y a dix ans, tout de même.

« Comment fait-on pour descendre quand on a mal au genou ? », avait demandé quelqu’un, après avoir d’abord dit bonjour et pardon, puis appelé Théo « jeune homme ». La personne était une vieille dame, parvenue jusqu’au premier ou au deuxième étage grâce à l’escalier mécanique. Celui-ci fonctionnait dans le seul sens de la montée, car il était prévu qu’on empruntât l’escalier normal pour la descente, opération réputée moins fatigante que l’ascension. Mais cette dame avait mal au genou : Théo ne pouvait pas l’obliger à forcer sur son articulation fragile, marche après marche. Puisqu’il était nouveau, il était monté d’un étage pour se renseigner. Là, au deuxième ou au troisième, travaillait habituellement un ancien qui le dépannait volontiers d’un conseil : il ne l’avait pas trouvé. À sa place : un autre garçon de l’âge de Théo, ou peu s’en fallait.

Théo ne l’avait jamais rencontré à cet endroit, mais il avait déjà connu ses traits ailleurs, autrefois. Des petites dents carrées, sauf les canines, pointues. Deux lignes (de grandes fossettes) qui barraient le visage verticalement : un sourire et, en même temps, une étincelle allumée dans l’iris. Dans le creux des joues, une ombre pâle, grise : pas plus de barbe que ça. La dernière fois qu’il avait vu ce visage, cette ombre même n’existait pas encore, parce que ce visage était celui d’un enfant. Il s’en souvenait assez bien. C’était il y a longtemps, oh, dix ans plus tôt, peut-être.

« Théo. Laisse-moi me rappeler. Théo comment ? Théophile, Théodore, Théodule. Je n’ai jamais su. »

Théo pouvait-il en vouloir à son camarade d’avoir un trou ? N’avait-il pas lui-même oublié comment il s’appelait, ce garçon ? Le souvenir était flou. Les mots, effacés. Le visage était resté, par contre, dans un coin de sa mémoire, et venait de s’installer à nouveau, ce matin-là, au premier plan de l’image.

« Il y a une dame qui attend, à mon étage, que je l’aide à descendre. »

Dans des cas comme celui-ci, il était permis d’accompagner les clients dans le monte-charge qui servait à convoyer les caisses de livres, à condition de ne pas les laisser seuls à l’intérieur. Théo ignorait l’existence même du monte-charge, car ses fonctions au magasin n’impliquaient pas qu’il fût associé au transport des livres. Il les agençait sur les meubles et indiquait leur emplacement aux clients, c’est tout. Il émettait quelquefois un conseil, mais seulement lorsque personne ne le surveillait, car cette initiative n’était pas prévue par son contrat. Chaque niveau du magasin, en fond de rayonnage, était desservi par l’élévateur : le dispositif était à peine masqué. Théo ne l’entendait-il pas fonctionner, le matin, derrière son dos ?

« Je te montre. »

Ce garçon impromptu avait le chic pour découvrir les trappes et les passages, et pour partager ses secrets avec Théo : au collège (ou bien était-ce à l’école primaire ?), il lui avait montré comment contourner la grille qui enserrait la cour, en se faufilant à l’endroit où la clôture n’était plus formée que par une haie : il s’était contorsionné pour passer entre les branches chatouillantes, d’une part, et le montant froid du grillage, d’autre part. Derrière s’ouvrait le parc public. À l’heure de la récréation, lorsque tous les enfants étaient retenus à l’école, seuls Théo et l’ami intrépide se promenaient dans le vaste jardin, étendue sauvage et libre, qui étalait une tout autre physionomie (banale, domestique) le mercredi et le dimanche. Les souvenirs étaient doublement vagues ; d’abord dans le sens de flous, enfouis dans la tête de Théo, et ensuite dans leur qualité de mouvement, comparables à des vagues, qui remontaient comme la marée – régulièrement et inexorablement.

« Merci pour le tuyau : je n’étais pas au courant », dit Théo, regagnant son rayon et guidant la dame derrière l’étagère des monographies (sur la couverture de l’un de ces livres, dédié à l’art italien de la Renaissance, un grand ange blond adoptait précisément la même position que le camarade de Théo, qui était pourtant brun, un instant plus tôt : tout le corps tendu vers le geste du doigt pointé, désignant un lieu énigmatique et précieux, et un sourire au bout des lèvres, mais pas en coin – franc). Il entra avec elle dans la cage métallique et, pensant à Spirou et à son costume rouge, il plaisanta :

« Je fais aussi liftier, groom, garçon d’étage : je ne sais pas trop comment on dit.

— Et moi, je fais aussi : jeune fille de vingt ans, quand je n’ai pas mal au genou. C’est une machine à remonter le temps, votre ascenseur.

— À le remonter ou à l’avancer, oui, car si cet appareil nous donne nos vingt ans, alors il me vieillit, moi. »

Théo se trouva un peu insolent, mais le sourire de la dame l’encourageait, alors il improvisa :

« Parfois, une trappe s’ouvre dans le décor quotidien. Vous étiez passée mille fois devant, sans la voir, et soudain vous vous engouffrez dans la brèche, c’est magnétique. C’est un passage dans le temps ou, mieux encore, un empilement : plusieurs époques cohabitant dans un même espace. Vous avez vingt ans ou cent ans, et ce fantôme, derrière vous, en a autant. Je crois qu’on est arrivés : rez-de-chaussée, tout le monde descend. »

Théo passa l’après-midi à chercher le prénom de son ami du deuxième ou du troisième étage. Ils s’étaient retrouvés le soir même, à dix-neuf heures, au sous-sol, derrière le rayon de la papeterie : c’était le vestiaire. Son casier était mitoyen de celui de Théo. Théo avait sorti son sac à dos, l’avait jeté sur ses épaules. L’ami avait fait pareil. Chacun avait brouillé le code de son cadenas, remonté l’escalier et passé la porte. Ils avaient échangé un sourire et s’étaient dit « Ciao ». Théo était parti en suivant le quai, l’autre en descendant le boulevard.

Au matin, quelqu’un rouvrait le magasin et rallumait les lumières, puis chacun regagnait sa place. Les rayonnages de livres, massifs, étaient alignés sur deux épaisseurs : un rail permettait de faire coulisser la première pour dévoiler la seconde, masquée derrière. Chaque surface verticale du magasin était exploitée au maximum de ses capacités. Les fenêtres étaient donc occultées, comme un luxe dont on devait se passer. Aussi, ni Théo ni les autres ne savaient, pendant les heures de travail, si le temps était au bleu ou au gris, si le ciel était vif ou encombré de nuages, s’il faisait nuit en plein jour et si le soleil avait fui. Pendant la pause du déjeuner, enfin, la lumière naturelle s’engouffrait dans les pupilles grand ouvertes de Théo : ça lui faisait un bien fou. Les premiers jours, il avait occupé cette heure de liberté à marcher dans les environs. Peu de choses lui procuraient plus de plaisir que de marcher dans les rues d’une ville, et dans celles de Paris en particulier. Ce quartier, il avait eu le loisir de l’explorer en plusieurs occasions, déjà. L’expérience était cependant différente, de le parcourir à présent – pendant cette période spéciale où il y occupait un emploi : huit heures par jour, il en était un habitant. S’y promener dans ces conditions, c’était connaître ses rues avec plus de familiarité et de minutie, avec complicité et en profondeur. Il avait commencé par faire un tour de la place, pour appréhender les alentours dans leur globalité : de là, descendre le boulevard pour sentir la chaleur du soleil sur son visage, dans l’axe, plein sud, les yeux froncés. Le jour d’après, il avait emprunté les petites rues serpentines derrière le magasin, où l’ombre et le vent se confondaient en douces caresses. Le troisième jour, déjà, il s’était rendu compte que ces grandes excursions n’étaient pas une bonne idée : du matin au soir, il se tenait debout dans son rayon et, lorsqu’il n’était pas statique, il se déplaçait par petits pas rapides d’un bout à l’autre de l’étage, ou bien gravissait les escaliers mécaniques deux marches par deux. C’était le contraire de la position scolaire qu’il connaissait trop bien, les fesses calées sur une chaise à longueur de journée. Aussi, le midi du troisième jour, il valait mieux se ménager : pourquoi ne pas s’asseoir sur le quai, au bord de la Seine ? D’autres fois, il allait plutôt s’installer sous un arbre, dans le square qui faisait le coin des deux boulevards et qui révélait les vestiges des thermes antiques, montagne de briques rouges érigée dans l’herbe. C’était sublime et reposant, parce que les ruines étaient à portée de regard et qu’il y avait des bancs pour s’asseoir.

Après qu’il fut retombé sur son camarade par hasard, Théo s’arrangea pour le voir tous les jours et le plus souvent possible. Aucune nécessité professionnelle ne les poussait l’un vers l’autre, puisque chacun était en charge d’un rayon bien distinct, à un étage de distance, mais l’horaire de leur pause du déjeuner coïncidait. Alors, Théo avait invité l’ami, dès le lendemain de leur rencontre, à goûter à ses escapades dans le quartier. Ils avaient convenu de ne pas trop se promener, malgré la tentation, mais rien ne les obligeait pour autant à s’installer toujours dans le même lieu. Ils poussaient donc dans un sens ou dans l’autre, sur le bord de la Seine, pour tâter les pavés d’à côté (étaient-ils plus doux ?) et profiter d’un panorama un peu différent sur la Cité : ils modifiaient légèrement l’angle du point de vue, depuis le port de Montebello, selon qu’ils s’assoyaient en contrebas du Petit-Pont (c’est son nom) ou du pont au Double (qui paraît plus petit que l’autre, mais enfin, on n’y peut rien). Le plus souvent, ils allaient au square.

L’ami marchait vite, sans brusquerie. De grands pas souples. Tout son corps, souple. Les épaules larges qui se balançaient, un peu. Des pas tranquilles qu’on aurait pu croire nonchalants s’ils n’étaient pas rapides. Les gestes amples, au bon moment, pas un de trop : il était partout à la fois (c’est-à-dire : juste à côté de Théo et, déjà, une enjambée plus loin), il glissait. Et quand il s’arrêtait (à la droite de Théo, ou à sa gauche, à portée d’un bras tendu), il était complètement là et nulle part ailleurs.

Un jour, à midi trente, il plut. Je veux dire : la pluie commença de tomber. Est-ce que cela plut à Théo et à son comparse ? difficile de le dire : la scène a eu lieu il y a dix ans, et il faudrait se souvenir de tant d’autres choses. D’autres pluies ont effacé les détails de cet épisode. Il est probable que les intéressés eux-mêmes auraient de la peine, aujourd’hui, à renouer avec les impressions qu’ils avaient éprouvées alors. Peut-être avaient-ils aimé sentir les premières gouttes lourdes, tièdes, sur leur visage, et qu’ils s’étaient rappelé les joies enfantines des averses d’orage dans la cour de récréation, les torrents soudains qui rigolaient jusque dans le préau. Mais, ce midi-là, sentant venir le déluge, leur réaction fut d’abord pratique : ne pas se mouiller, éviter de se présenter au magasin habillé en serpillière, les vêtements à essorer, dégouttant sur le linoléum. Ils se feraient gronder comme des sales gosses et, à leur âge, merci.

« On va se mettre à l’abri : viens, je te montre. »

Le square est composé de deux parties, reliées par une promenade touffue le long du boulevard Saint-Germain : d’une part, le petit jardin parisien comme on en voit partout, agrémenté de bancs, au coin du boulevard Saint-Michel ; d’autre part, une terrasse en platelages de bois, composant un damier dont chaque case s’inspire d’une culture aromatique, à la manière médiévale. Ce deuxième jardin est le plus singulier. Et comme décor, là, pas de vestige romain à l’horizon. Au lieu de thermes, un petit palais gothique qui tourne le dos aux promeneurs : son entrée est située de l’autre côté, sur une placette. C’est un musée dédié à l’art du Moyen Âge. Pourquoi le camarade de Théo connaissait-il cet endroit ? Ce n’était pas sa qualité la plus mystérieuse.

« Au fond du jardin, le mur du musée : tu vois cet encorbellement, cette voûte ? quand on s’enfonce dans le coin, à droite, on pénètre sous l’aile du bâtiment comme dans une grotte, il nous protège. »

Ils s’étaient réfugiés, ils avaient regardé le rideau de pluie se fermer devant la grotte, assis sur les planches de bois sec, les genoux rassemblés dans les bras. Puis, la montre de Théo avait indiqué treize heures : il allait falloir rentrer au magasin. La chute d’eau commençait à faiblir, puis à s’assécher. Les deux Robinson ne regardaient déjà plus dehors : ils exploraient leur île, ils parcouraient les murs du plat de la main, ils déchiffraient la pierre froide. Des inscriptions étaient gravées : remontaient-elles à l’âge gothique ? C’était douteux. Plutôt, on pouvait supposer que des égarés romantiques, des touristes et des poètes avaient incisé l’épaisseur du calcaire pour déposer une trace de leur passage. De leur passage dans ce jardin, ou de leur passage sur terre. Il y a dix, cent, deux cents ans. Un graffiti rupestre pour rappeler au monde qu’on existe, pour que les hommes ne vous oublient pas. C’était à moitié réussi, à moitié raté : si Théo parvenait certes à lire les noms (avec l’aide de l’ami, plus exercé que lui), il n’avait en revanche aucune idée de qui ces gens avaient été. Un nom, rien de plus. « C’est déjà ça », dit-il. Il aurait pu dire : ce n’est même pas ça.

Depuis deux semaines, Théo et son acolyte partageaient une heure chaque jour, collés l’un à l’autre. Comme il était étrange, alors, de ne pas se rappeler le nom de l’ami… Théo cherchait pourtant avec application. Julien ? Germain ? Séverin, Marcelin, Pierre-Sarrazin ? Pas moyen de le retrouver. Il s’accrochait à ces noms à cause de la rime : ils faisaient tinter une sonorité perdue dans son oreille. Mais c’étaient les noms des thermes, du boulevard, des rues et des places du quartier – il confondait les noms des lieux avec les noms des gens. Non : Théo pouvait en être quasi certain : le prénom de son ami ne finissait pas sur ce phonème-là. Sa musique était différente. Peut-être devait-il procéder par élimination ? Ou par déduction ? L’intuition, dans le cas présent, semblait ne rien donner de bon.

Les jours filaient, l’été se déployait sur Paris et les pique-niques au jardin alternaient avec les casse-croûtes sur le quai. Derrière son dos, pendant qu’il travaillait, Théo entendait les va-et-vient du monte-charge bourré de livres. Une fois ou deux, il accompagna quelqu’un entre deux convois, pour une histoire de genou ou de cheville, ou bien pour une histoire d’âge trop avancé dans son époque. Finalement, qu’il s’agît d’un problème anatomique ou temporel, la question était toujours la même : une articulation qui frottait douloureusement plutôt que de se faire oublier.

À la fin du mois d’août, la rentrée scolaire approchant, les clients se massaient de plus en plus nombreux. Le rayon de Théo était épargné par le déferlement, car il était consacré aux beaux-arts et à l’architecture : des sujets qui ne craignaient pas l’affluence. Mais le magasin devenait bruyant, il prenait l’allure d’une gare ou d’une station de métro – à cause de l’escalier mécanique, sans doute, qui renforçait l’analogie. C’est à cette époque de l’année que la direction imposa aux employés le port d’un vêtement spécial : un t-shirt jaune qui assurait qu’on les identifiât immédiatement, sans hésitation. L’habit n’était certes pas laid, mais il n’était pas du goût de Théo ni de celui de l’ami. Ils arrivaient donc au magasin vêtus selon leur préférence, puis enfilaient le costume obligatoire dans le vestiaire, derrière le rayon de la papeterie. Et le soir, ils procédaient à l’opération inverse : ils retiraient le t-shirt jaune pour se rhabiller à leur manière. Pendant un temps très court – disons, oh, quinze, vingt secondes – ils étaient tous les deux le torse nu, et Théo était frappé de constater à quel point leurs corps se ressemblaient – alors que les visages, non, pas tellement. Et leurs styles vestimentaires respectifs, sans être très typés (chacun cultivant à sa façon une adolescence qui s’éternisait), étaient assez différents pour que la similitude de leurs silhouettes ne fût pas flagrante. Là, le sentiment éprouvé par Théo, entre les portes ouvertes de son casier et du casier de l’ami, était proche de celui qu’il connaissait lorsqu’il surprenait son image dans une glace, sans le faire exprès, par exemple lorsqu’il marchait le long d’une vitrine dans la rue et que, tournant la tête sans s’attendre à trouver son reflet, il tombait nez à nez avec lui-même. Pourtant, quand il se promenait en ville, il était toujours habillé, et là, dans le vestiaire, il ne l’était pas. Il n’avait donc aucune raison de penser que ces deux situations avaient un quelconque rapport. C’est pourquoi, sans doute, il ne le pensait pas, mais qu’il l’éprouvait si fort.

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