[NOUVEAUTÉ] Le Tournant numérique de l'Esthétique, de Nicolas Thély 5 juin 2019 – Publié dans : Notre actualité – Mots-clés : ,

Initialement paru en numérique en 2012, Le Tournant numérique de l'Esthétique fait partie des textes qui sont, au fond, des classiques de notre catalogue. Dans le domaine des essais, Le Tournant numérique de l'Esthétique est l'un des livres qui est le plus régulièrement acheté et téléchargé, sur notre site ou sur d'autres plateformes de vente, et l'un de ceux qui vit le mieux sur la distance (loin de la contraction toujours plus affirmée des cycles de vie du livre tel qu'on l'observe en librairie, mais aussi dans les sphères du livre numérique). Il s'agit également de l'un des rares ouvrages de référence sur la création artistique dans l'écosystème numérique, si bien qu'il nous paraît important de proposer à un autre public, sous la forme cette fois d'un ouvrage imprimé.

Arts numériques, net art, créations inédites sur le web et au-delà, Le Tournant numérique de l'Esthétique offre un regard critique sur une variété de pratiques que l'on connaît finalement assez peu et qui sont à même de préfigurer les œuvres clés de demain.

 

Dans ce nouvel ordre mondial de la fabrique de l’art, où il est facile de produire du contenu et d’obtenir rapidement une notoriété, les artistes s’affirment comme les dépositaires du style, de ce souci trans-séculier d’une exigence indispensable entre le fond et la forme des œuvres de l’esprit. Ils continuent également de porter en eux la conviction que la création artistique demeure un domaine de pratiques autonomes où l’imagination permet de créer du lien entre les individus et aspire à dégager des perspectives utopiques et vivables.

Dans Le Tournant numérique de l’Esthétique, Nicolas Thély examine avec précision les ressorts esthétiques des pratiques artistiques et culturelles « travaillées » par internet et les technologies numériques. Y a-t-il des singularités liées à l’usage des « nouvelles » technologies ? Avec la lecture propre du philosophe de l’art, il repense l’acte de création mais aussi de promotion et de carrière des artistes et de leurs œuvres à la lumière des pratiques propulsées par internet depuis une quinzaine d’années. Avec le bouleversement de la distinction de l’artiste et l’émergence de pratiques dites amateurs, sommes-nous en train d’assister à une nouvelle définition des formes, à une radicale redistribution des références culturelles, à une réelle transformation de l’œuvre et — implicitement — du regard que nous portons sur elle ? Ce sont ces questions qui sont ici en jeu, avec la rigueur et le recul qu’il se doit.

 

L'esthétique différée, préface de Nicolas Thély

Depuis 1998, j’enquête dans le champ des pratiques artistiques et culturelles travaillées par l’Internet et les technologies numériques. De formation philosophique, j’ai inscrit mes questionnements dans le champ de l’esthétique et de la philosophie de l’art. Je m’interroge plus précisément sur les manières de faire des artistes, les conditions de l’acte de création, de promotion et de carrière de leurs œuvres. Je m’interroge également sur les conditions d’émancipation du quidam avec les technologies qui sont mises à sa disposition, comment ses productions, dites amateurs, et leurs visibilités conduisent-elles à une redistribution du visible et des références culturelles ? Je porte aussi un vif intérêt au quotidien de la recherche et à la manière dont nos environnements de travail ont évolué avec l’utilisation de l’outil informatique. Je reste toujours aussi étonné de voir comment un simple moteur de recherche créé en 1998 dans l’ouest américain a perturbé de manière irréversible la fréquentation de la connaissance, les critères de scientificité et l’accès au savoir.

Toutes ces questions invitent à penser le numérique dans l’art, les pratiques culturelles et la production et circulation du savoir, c’est-à-dire à interroger la présence silencieuse ou spectaculaire du numérique, à débusquer les procédures invisibles de la technologie. Or il s’avère, qu’en France notamment, dans le domaine des arts et de l’esthétique plus précisément, nombreux sont les artistes et les théoriciens concernés de près par ces questions qui ont eu, et ont encore, la fâcheuse tendance à traquer la spécificité du médium, à parler d’art numérique et de Net Art pour qualifier leurs pratiques. On peut comprendre cette tendance par le fait que la technologie inquiète, interroge, et que les institutions et les néophytes attendent et réclament des définitions, espèrent l’arrivée d’un système philosophique qui viendrait subsumer ces bouleversements contemporains et justifier les pratiques qui sont hors-cadre et fondamentalement hybrides. Au bout du compte, cette douteuse course à la théorisation tous azimuts a produit en art, notamment en France, un champ théorique sans réelle dynamique de discussion, tournoyant sur lui-même, à l’écart des grands enjeux esthétiques et philosophiques contemporains. Il faut bien reconnaître, toutefois, que du côté de l’esthétique et de la philosophie de l’art continentale et anglo-saxonne, le numérique est souvent perçu comme une innovation technologique difficilement cernable qui produit d’autres images, celles calculées informatiquement, et qui ont pour propriété d’être interactives, virtuelles et immatérielles.

Dans ce contexte atomisé et clivé de la recherche en art et esthétique, une autre voie existe : elle consiste à poser la question : comment faire science à l’époque du numérique ? Cette autre voie est plus périlleuse, peut-être moins gratifiante immédiatement car elle engage le chercheur dans une démarche à long terme. Elle l’invite à s’affranchir temporairement des méthodes qui visent la quiddité de l’art et à revenir à l’observation des faits, des pratiques artistiques et culturelles, aux manières de mettre en forme les données récoltées et de les discuter. Elle ne perd pas de vue, non plus, que dans son rapport au monde contemporain le défi de l’esthétique est de contribuer à une pensée de l’actuel qui permette de se projeter dans l’avenir, d’imaginer des situations et de créer des possibles. Cette voie invite également à relativiser le culte de l’instantané, d’exprimer un simple commentaire pour se signaler dans l’espace public, d’avoir une pensée sans perspective, tape à l’œil. D’un point de vue pratique, cette méthode de travail assume pleinement l’utilisation des techniques d’enregistrement, d’agencement et de duplication des données, tout en réfléchissant à leurs incidences sur la production du savoir. Cela permet de pratiquer une esthétique sur le vif, d’être en situation de travail dans le bruit sourd et nerveux du monde, afin de pouvoir rendre communicable des manières de faire et de penser. Si elle procède selon une logique de l’après-coup, elle engage également à procéder à des interruptions volontaires et momentanées de l’étude afin de prendre non pas de la distance mais un peu de hauteur à l’égard du flux continu des informations et de l’actualité. Ses coupes franches dans la fréquentation du réseau sont bénéfiques scientifiquement même si elles ont pour conséquences indirectes de contribuer à la production de concepts qui en apparence sont sémantiquement et idéologiquement à contre-courant. En identifiant les pratiques erratiques et illégitimes et en ouvrant volontairement le débat, le chercheur devient certes le scribe de sa pensée, de son cheminement intellectuel et sensible, mais aussi l’acteur principal d’une esthétique modeste et rigoureuse, travaillée par les technologies du numérique.

C’est Michel Guérin qui, à l’occasion d’un fructueux dialogue lors de mon habilitation à diriger des recherches, m’a soufflé l’expression « esthétique différée » pour désigner la voie que j’emprunte depuis plus d’une dizaine d’années. Je reprends aujourd’hui à mon compte cette heureuse formule car elle permet de révéler de manière explicite la contingence des pratiques et la restriction des conditions de possibilité des connaissances. C’est pourquoi le lecteur ne devra pas s’étonner d’avoir le sentiment que le monde décrit et analysé dans cet essai est déjà un monde révolu, sans commune mesure avec celui dans lequel il se trouve.

Dans cet essai, il est question d’artialisation, principe esthétique théorisé par Alain Roger à la fin des années 1970. J’ai eu la chance de suivre son enseignement à l’université Blaise Pascal (Clermont-Ferrand) et je crois que sa fréquentation et la lecture de ses essais qu’il qualifie « d’outils discrets et maniables » ont fortement contribué à inscrire mes questionnements dans le champ de l’esthétique et de la philosophie de l’art. Les réflexions de Pierre-Damien Huyghe sont également omniprésentes dans ces pages. En une dizaine d’années, il a enrichi le vocabulaire esthétique avec les notions d’appareil, d’enregistrement et de poussées technologiques. Là encore j’ai eu la chance de pouvoir partager avec lui de nombreuses discussions lors de ces dernières années où j’enseignais à l’université Paris 1-Panthéon-Sorbonne. Dans les textes qui suivent, je me réfère à son travail et je tente d’entamer une discussion publique autour d’une expression dont il a la paternité et qui traverse ses ouvrages : être ici et là.

Concernant les références aux autres disciplines en sciences humaines et sociales, elles s’expliquent par la curiosité de comprendre comment elles ont leurs propres vies internes, comment elles s’organisent et pensent leurs propres limites. Par delà la pensée de Bruno Latour qui irrigue de manière souterraine mes questionnements, j’ai été très sensible à la démarche de Jeanne Favret-Saada, à cette idée de sortir de l’anthropologie pour en faire, d’accepter d’être affecté, et de prendre le risque de voir s’évanouir son projet de connaissance. De même très proche des questionnements philosophiques de Pierre Livet, les recherches sur les régimes d’engagement de Laurent Thévenot ont également été déterminants concernant l’étude des manières d’être et de faire.

Mon intérêt pour ces disciplines ne relève pas du braconnage théorique mais il manifeste simplement le besoin de trouver une communauté de pratiques, de ne pas œuvrer seul, de pouvoir dialoguer et confronter nos méthodes et approches respectives. J’aurais pu trouver cette communauté chez d’autres chercheurs en sciences sociales comme chez ce sociologue et ce psychanalyste qui depuis le début des années 2000 publient articles et livres sur l’art, l’Internet et l’extimité, mais en vain : leur vision demeure bornée au périmètre de leurs premières recherches et leur intérêt fixé à l’horizon de la consécration médiatique.

Finalement la question : comment faire science à l’époque du numérique ? m’a conduit vers une autre communauté de pratiques, plus généreuse et engagée, celles des humanités numériques. C’est en remontant petit à petit le fil de mes outils de recherche, en surfant sur le réseau, en organisant de mieux en mieux mes ressources et mes lectures en ligne que j’ai découvert comment des scientifiques anglo-saxons mais aussi français se sont organisés au cours des années 2000 pour conserver la main sur le monde de la recherche et éviter que celui-ci ne soit dominé par des dispositifs numériques imposés. En France, les humanités numériques se développent sous l’égide du CNRS et du TGE Adonis qui sont chargés de développer les infrastructures pour coordonner l’accès aux documents en sciences sociales et humaines. Il faut signaler l’extraordinaire travail de Marin Dacos, de Pierre Mounier et de Corinne Welger-Barboza qui chacun à leur manière défendent avec passion les humanités numériques. Pour ma part, je considère avec soulagement que les humanités numériques permettent d’assumer le tournant numérique des arts et de l’esthétique sans tomber dans les écueils des discours technophiles et technophobes. Elles affichent une exigence qui coïncident avec mes engagements scientifiques : accompagner et penser la création artistique contemporaine et les pratiques culturelles tout en s’affranchissant des déterminismes économique et idéologique dont la technologie n’est que trop souvent le symptôme.

C’est dans ce contexte que j’ai enfin pris la décision de publier cet essai qui agrège volontairement des textes éparpillés réalisant enfin le souhait d’Anne-Marie Duguet qui a toujours porté un regard bienveillant sur les chemins de traverse que j’ai empruntés, et qui n’a cessé de m’inviter à la publication. Pour toutes ces raisons, cet essai se devait d’être numérique ou de ne pas être (la première publication est d’abord celle de publie.net en numérique).

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176 pages
ISBN papier 978-2-37177-565-7
ISBN numérique 978-2-8145-0558-2
16€ / 5,99€

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