[NOUVEAUTÉ] Je les revois, de Vincent Fleury 24 avril 2019 – Publié dans : Notre actualité – Mots-clés : ,

Vincent Fleury est physicien et directeur de recherches au CNRS. Il écrit également des romans, sous le pseudonyme de Vincent Meyer (dont certains parus dans la Série noire de Gallimard) mais ici, c'est bien de son patronyme qu'il signe ce livre assez unique, Je les revois. Vous en avez peut-être déjà lu des bribes ou des passages sur remue.net (ou avant cela sur son blog hébergé chez Mediapart) ; il y est question du temps, de la mémoire, et des tourbillons qui nous font et nous défont en tant que personne, en tant que corps. L'un des essais scientifiques publiés par Vincent Fleury s'intitule justement : Les tourbillons de la vie : une simple histoire de nos origines (Fayard), ça ne s'invente pas.

Ici, nous sommes dans l'envers du roman. Pas simplement par rapport au genre littéraire dans lequel ce livre s'inscrit (le genre en question, je crois que d'une certaine façon ça s'appelle le web) mais dans les mécanismes qui ont cours. Dans le tourbillon, justement. Avec ce livre (qui peut se lire sous la forme d'un récit autobiographique écrit et composé dans le désordre, mais dans l'ordre naturel de la mémoire), Vincent Fleury déplie l'origami du temps pour que soit révélée à nos yeux la présence des pliures, c'est-à-dire la correspondance qui relient les instants de nos vies entre eux. C'est un texte très émouvant, que l'on peut lire à petites doses ou d'une traite, que l'on peut concevoir comme un roman en mode shuffle ou bien comme un récit cadencé. Il explore aussi bien les traumatismes ou les souffrances que l'on traverse au cours de sa vie que les joies douces, inattendues, qui savent se manifester aux moments où l'on s'y attend le moins. On y retrouve également des interrogations scientifiques, des moments d'analyse ou de réflexion métaphysique et des récits poignants quant à la maladie de nos proches ou au sort réservé aux prisonniers politiques en Amérique du sud.

Toujours clair, d'une grande sensibilité et souvent avec humour, Je les revois fait partie de ces livres bouleversants qui nous amènent à porter sur autrui (et sur nous-même) un regard emprunt d'humanité.

 

Le monde est d’une incroyable densité, tout est tissé, relié, connecté, le Moyen Âge et aujourd’hui, l’Amérique du Sud et Paris, Cartouche et Bonnot, Nadir Shah et Al Baghdadi, Ravachol et Kouachi, et plus encore aujourd’hui par l’internet, qui conserve la mémoire de tout...

Durant plusieurs années, Vincent Fleury a tenu, sur Mediapart puis remue.net, une chronique littéraire à nulle autre pareille. En y projetant des souvenirs à demi-oubliés et qui ne demandent qu’à surgir, en les reliant intimement à d’autres pans de sa vie, en répétant comme une incantation les mots je les revois qui donnent son titre au recueil, Vincent Fleury a mis au point une alchimie de la vision. Plus encore que voir ou revoir, il fait vivre ces moments ancrés en lui que des hasards temporels ou des coïncidences venues d’ailleurs mettent sur sa voie. Plus vrais que nature,ces récits sont autant de pièces éclatées d’un puzzle et d’ingrédients possibles pour la plus bouleversante des fictions : celle que chacun porte intimement au plus profond de soi.

Dans la tension de l’écriture régulière, entre l’exercice du journal, le carnet d’écrivain aux prises avec ses zones d’ombre, ses peurs, ses joies, et la recherche proustienne des secrets que nous révèle le temps à mesure qu’il sédimente en nous, Je les revois est une formidable plongée dans les tourbillons de l’existence.

 

Je la revois, Mme Decesse

Je m’en voudrais de quitter ce monde, sans avoir remercié quelques-uns de mes professeurs et maîtres qui, pour certains, m’ont tout simplement sauvé la vie. En premier lieu ma professeure d’anglais. Hésitant à donner son nom, je repense au moment le plus émouvant de La Recherche du temps perdu, où Proust écrit, à propos des seuls personnages réels de son œuvre : … persuadé que leur modestie ne s’en offensera pas, pour la raison qu’ils ne liront jamais ce livre, c’est avec un enfantin plaisir et une profonde émotion que, ne pouvant citer les noms de tant d’autres qui durent agir de même et par qui la France a survécu, je transcris ici leur nom véritable : ils s’appellent, d’un nom si français, d’ailleurs, Larivière.

Ainsi, ma professeure d’anglais s’appelait Mme Decesse. Elle était sévère, et exigeante. C’est grâce à elle que nous savons, sans doute, le prétérit des verbes irréguliers, moi et mes camarades des classes de quatrième, de seconde et de terminale. Elle ne tolérait aucune erreur. Je parle d’elle au passé, certain qu’elle est décédée aujourd’hui. Dans les derniers mois de notre classe de terminale elle a développé un cancer de l’œil qui, je pense, lui a été fatal. Cependant, si Mme Decesse était sévère et juste, je pense aussi qu’elle était profondément bonne.

J’avais dix-sept ans. C’était le printemps de l’année 1981, nous allions bientôt passer le bac ; tout le monde bûchait, les professeurs étaient plus exigeants que jamais. À la moindre incartade, Mme Decesse était du genre à lancer un : « mon garçon, tu me prends pour une imbécile ? ». C’était ça, Mme Decesse.

Il s’est trouvé au mois d’avril que F. est arrivé de Montevideo. Il débarqua à Orly un dimanche en fin d’après-midi. Je m’en souviens très bien. Ce n’est pas un souvenir si heureux que cela, car, pour une raison que je ne comprendrai jamais, on avait souhaité me tenir à l’écart, et l’on m’avait même menti sur la porte par laquelle il allait arriver. J’attendais donc stupidement dans une sorte d’alcôve en marbre avec quelques fauteuils en Skaï, lorsque soudain j’entendis le brouhaha dans mon dos. Il était arrivé par un autre endroit, et déjà la meute de journalistes s’était précipitée. J’essayais de le voir, mais les journalistes m’écartaient violemment, pour eux je n’étais qu’un badaud, un importun ; moi, je ne distinguais rien à travers la forêt de micros tendus. Dans la foule, je vis Jean-Edern qui pérorait en se pavanant ; qu’avait-il à faire ici ?

J’entendis des choses ce jour-là que je ne peux toujours pas répéter sans que ma voix s’étrangle. Cependant, les minutes passèrent, l’agitation retomba, et nous pûmes enfin rentrer à la maison. Avec F., ma mère et ma sœur, nous fîmes arrêter le taxi qui nous ramenait d’Orly au café qui fait l’angle de la rue Saint-Jacques et des quais de la Seine, je crois que c’est le quai des Grands-Augustins à cet endroit. Notre-Dame se dressait devant nous, saturant le ciel de Paris que F. n’avait pas revu depuis cinq ans.

Après un long café, nous rentrâmes dîner, puis parler, parler, parler, jusqu’à des heures tardives. Finalement F. dormit dans ma chambre, j’avais une sorte de second lit tiroir, ou gigogne, sous mon lit habituel. Il était très tard.

Le lendemain, au petit-déjeuner, nous avons parlé et parlé, et parlé encore. Mais c’était un lundi, et j’avais cours avec Mme Decesse. Réalisant que j’avais laissé passer l’heure, je pris mes jambes à mon cou et me précipitai au lycée. J’arrivai avec une dizaine de minutes de retard. Je montai à la salle d’anglais et frappai discrètement à la porte, puis l’entrouvris.

Fidèle à sa réputation Mme Decesse me regarda avec sévérité et me dit :

− C’est à cette heure-ci que tu arrives, mon garçon ?

Je répondis bêtement :

− Je suis désolé, Madame, je n’ai pas pu partir à l’heure.

Au lieu de me virer, comme elle faisait d’habitude, Mme Decesse sentit quelque chose et me dit :

− Et tu vas me dire, mon garçon, que tu as une raison de vie ou de mort d’être en retard ?

Pour la première fois de ma vie, je répondis en face à l’un de mes maîtres :

− Oui, Madame.

Il y eut un petit silence, qui me parut durer des heures. Toute la classe nous regardait. Comment était-il possible que je tienne tête à Mme Decesse ?, se demandaient mes camarades, j’allais sans doute me faire réduire en charpie. Et Mme Decesse, sur un ton soudain très différent, comme maternel, me demanda :

− Ton frère est sorti de prison ?

− Oui.

− Va, tu peux aller t’asseoir, mon garçon.

Ainsi, j’allai m’asseoir au fond, à la stupéfaction de mes camarades, qui se demandaient maintenant s’ils avaient bien entendu, et le cours continua comme s’il ne s’était rien passé. Mais j’avais compris que Mme Decesse savait depuis toujours quelle était la situation dans notre famille. Elle n’avait jamais fait aucune différence pour moi, m’apprenant l’anglais comme aux autres, dans la classe d’un lycée qui fut pour moi un îlot de protection, salvateur. Et aujourd’hui, je pense à elle et la revois, me disant avec infiniment d’humanité:

− Va, tu peux aller t’asseoir, mon garçon.

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240 pages
ISBN papier 978-2-37177-573-2
ISBN numérique 978-2-37177-207-6
19€ / 5,99€

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