[REVUE DE PRESSE] M.E.R.E. déchiffre, épelle l’alphabet d’un cauchemar habillé par un rêve… 12 juin 2018 – Publié dans : La revue de presse – Mots-clés : julien boutonnier, mère
Merci à Rémy Puyuelo, psychanalyste, pour cette fine analyse du livre M.E.R.E de Julien Boutonnier, que nous reproduisons ici avec son aimable autorisation.
« la blanc m’a ridé » (p. 49)
Les voyelles. A. Rimbaud. 1870-1871. « Chef d’œuvre magico-alchimisto-kabbalisto-spiritualisto-psychologico-erotico-megaico-structuraliste » (René Étiemble)
Miniature à la lettre. Paul Klee hésita toujours entre la peinture, la musique, le dessin et les mots et les lettres. En 1916-1918 il composa des poèmes, écrits en lettres inscrites dans des carrés de couleurs vives.
M.E.R.E m’a tout de suite évoqué le chemin de ce peintre et de ce poète… mais le compte n’y était pas !
M.E.R.E. déchiffre, épelle l’alphabet d’un cauchemar habillé par un rêve… Il est dit qu’il vaut mieux l’horreur que la terreur, que le visible cache le vide sans nom, sans fond. Julien nous propose ce chemin… celui d’un enfant de 12 ans qui n’en finit pas de jouer au pendu avec lui-même. Combat vital qui n’arrive pas à se créer un récit même improbable.
Il joue avec les lettres sur le blanc de sa vie. Point d’image, point de métaphore, les lettres entaillent le blanc de la feuille cherchant une place, une continuité qui en permettrait la lecture. Mais la lettre est là se refusant au sens dans l’espace. Comment trouver sa place pour voir, regarder ce que l’on n’a pas vu et qui terrifie ? Dans cet univers où tout se fige la lettre tournoie, virevolte, dégringole…
De l’éboulis des lettres surgissent des mots… on se laisse aller à suivre le mouvement, témoin de vie, en oubliant toute recherche de sens. Le lait ne tourne pas car il est constamment agité. Le sens est là, pur spatial, dans le recto verso , le haut et le bas, vertical horizontal, la ligne de partage de la feuille. Il y a une certaine pugnacité, un entêtement au fil des pages.
Cette répétition fait fil blanc.
« Le vieux a dit »
« quelqu’un a dit »
« je n’ai pas dit »
« je n’ai pas vu »
Éblouissement du négatif… « mon visage aux yeux fanés par le soleil blanc de la mort » (p160)
« La blanc » lancinant, s’enfonce cruellement dans la chair atone, soumise mais toujours vivante.
« La mort a salivé mon nom » (p.194)… les ratures peuvent maintenant apparaitre. Des mots adviennent, d’autres s’évanouissent , se noient dans « la blanc »
Le noir (p.178-179) plein d’odeur putride nappe la page sans la déborder (p.180) et se répète en se dédoublant indélébile hors pagination à la fin du livre.
Mais s’agit-il d’un livre ou plutôt d’une mise en ordre enfantine de lambeaux de peaux, de lettres et de mots, fragments plus que détails , toujours en recherche d’un cadre, d’un socle, d’un support (papier, numérique, vidéos…) qui fait constamment défaut pour alimenter cette pâte à mots et tenter de tenir droit comme un « i » ?
« Un son de lait a grandi dans du crane en sang » (p.322) mélange interdit chez les juifs, paradoxal ici…
« sen/tir » est maintenant là
« Le lait dans la boue a mordu mes yeux » (p.322)
Une forme s’impose à moi que je n’ose nommer ici… je me jette au blanc malgré tout :
« Ma /Man »
Le rideau des « qu’. » (p.131) fait place au fond de « i » et je revois le pendu qui a survécu aux mots noirs.
Pourquoi ce souci des chiffres et de la pagination du texte que je reproduis ici aussi en signant les pages retenues par ma mémoire. Ces chiffres cairns sont le temps qui passe mais qui ne se marque pas... on dit, ouï-dire… repère, malgré tout, d’un passage à vide sans ponctuation.
« La blanc » ne nous quitte pas.
Les miettes de pain au fond du bol des petits déjeuners de l’enfance sont les terreaux d’une vie à venir. C’est dans le reste que se réfugie la vie qui ne veut pas s’éteindre et qui a quitté le jour blafard.
Un éclat de rire et le livre se referme sur un grain de peau… un grain de beauté noire.
Addendum
Michel Serres dans « Esthétiques sur le Carpaccio » (1975) explore l’espace de la conversation sacrée… et les deux diagonales du quadrilatère… Telle est ma rêverie pour poursuivre M.E.R.E car il ne peut y avoir de fin en l’état…
« Toutes les choses terrifiantes ne sont peut-être que des choses sans secours qui attendent que nous les secourions »
Lettres à un jeune poète
R.M. Rilke