[REVUE DE PRESSE] Lieux, de Daniel Bourrion : une plongée dans l'étrangeté du passé 23 mars 2018 – Publié dans : La revue de presse – Mots-clés : ,

Merci beaucoup à La Viduité pour cette chronique à retrouver ici.

Derrière le prétexte d’un retour sur les lieux de son passé, un homme ausculte les strates de ses souvenirs, l’intime géographie d’une topographie fantomatique. Dans ce très court et dense livre, méditation davantage que roman, Daniel Bourrion nous happe dans ses questionnements sur le temps et les espaces de la mémoire. Un récit saisissant et grave.

Prévenons mes lecteurs, il faut accepter de se perdre dans ce livre qui excelle à effacer les repères, à gommer les points cardinaux d’ordinaires stratégies narratives. Daniel Bourrion nous le rappelle : un livre ne saurait se réduire à son histoire. Son intrigue doit se savoir un faux-semblant où se déploie une langue et la sensibilité particulière qui en décide.

Un mot donc sur l’essentiel. De prime abord, le style de Bourrion peut désarçonner. Un rien trop d’antépositions adjectivales pour chambouler des expressions convenues (être empli « à bord ras ») et des constructions de phrases dont systématiquement le locuteur s’absente par l’emploi d’une détonante voix passive (« une fois la journée de travail mangée »…). Un décalage toujours bienvenu qui s’estompe dès les premiers paragraphes de ce texte dense mais toujours cohérent. Un seul exemple pour donner à entendre le rapport au temps de cette langue singulière :

le temps, la géographie même décidaient quand elles l’entendent de se contracter ou se dilater en une sorte d’accordéon gigantesque dont on s’imagine, sait vaguement à force de lectures plus ou moins scientifiques, plus ou moins comprises, qu’il a la taille, en vérité de l’univers.

Même s’il ne s’agit pas réellement d’une réticence de ma part, l’élaboration stylistique de Lieux révèle le dessein d’ensemble de (faute de mieux) roman. La quatrième de couverture porte une référence paralysante, Claude Simon, pour qualifier le style de cette remémoration méditative. Certes, Lieux nous décrit avant tout l’aventure d’une écriture, célèbre la mort du personnage pour décrire des lieux sans appartenance, des sentiments qui dépassent narcissisme et intimité. Certes, la phrase de Bourrion a cette tenue dans la longueur, cette respiration dans cet enchevêtrement de mots jamais tout à fait à leur place. Mais, peut-être parce qu’il ne m’en reste que des souvenirs universitaires, avouons n’avoir jamais réussi à totalement se laisser prendre par la prose de Claude Simon. Peut-être pour mieux en comprendre la virtuosité d’un apparat d’un prodigieux exercice de style.

Pour moi, sans doute par la rencontre de quelques-unes de mes obsessions, Lieux échappe à ce reproche. Une façon, qui sait, de « croire aux histoires surtout quand on en est à l’origine ». Un homme, comme une Odyssée en mineur, revient dans les lieux qu’il ne saurait plus appeler chez lui, qu’il ne parvient plus à dénommer d’ailleurs tant la toponymie parle une autre langue. Daniel Bourrion tend d’emblée son texte vers l’universel sans jamais pourtant dévaluer la description d’une expérience propre. Belle interrogation sur l’attachement à des lieux ordinaires.

Il sourd ainsi dans chaque phrase de Lieux une inquiétude. Le retour au pays devient surtout une façon de se perdre. Daniel Bourrion parvient bien à rendre cette confusion pour ne pas oublier le particulier de cette « aventure » désertée. Emporter, pour prendre un seul exemple, un rien trop d’affaire dans ces expéditions où « l’on craint de se perdre soi-même. », où l’on cherche ce qui pourrait manifester notre identité. Là-bas, la vie s’écoule sans soi, en dépit de rapports circonstanciés, il nous devient impossible de ne rien en savoir. Première épreuve de cette disparition qui sous-tend le récit. Terreau des deux guerres mondiales (là sans doute gît la référence à Simon), le là-bas est plein de fantômes. La grande beauté de ce texte, oserais-je cette rhapsodie, est de faire de ce là-bas indistinct (peut-être imaginé, sans doute interchangeable) un miroir différencié, le visage de « celui qu’on sera » par-delà l’effacement où le « narrateur » se manifeste. Pour dépeindre cet admirable visage dépersonnalisé de lui-même, Bourrion à recours, au passage et entre parenthèses, à un dévoiement du mythe de narcisse, un étang (le jeu de mots, pour ne pas dire la bifurcation leirisienne où enfin le sens se déplie) où enfin se saisit le visage de ce personnage

(quand on venait y regarder, ce qu’on voyait, c’était juste le reflet d’un visage tendu et ce n’était jamais le sien, on s’étonnait, voilà toute une légende à raconter.)

J’en parlais à propos de La dissipation de Nicolas Richard. Je crains d’avoir été mal compris. Reprenons. Le thème de la dissipation renvoie à, pour aller honteusement vite, la french theory. L’appropriation, la créolisation, de l’autre côté de l’océan de penseur comme Foucauld, Blanchot, d’écrivains comme Bataille, Duras, Simon. Il ne faut pas se méprendre : je suis très largement récipiendaire de cet héritage. Je me demande seulement comment leur trouver une formulation, un lieu depuis Rimbaud donc, contemporaine, voire quotidienne. Il me semble que Daniel Bourrion continue de s’y approcher. Parce que, bien sûr, il sait que quelque part – fut-ce dans le vertige d’une dissipation de soi, un lieu nous attend, guette notre miroitement. Ou selon sa belle, parce que rieuse, formule, ce serait « dans le miroir du matin, c’est un effroi, un très grand froid, dans l’aube posée nous regardant. » Ce lieu serait un ailleurs, une utopie dont l’échec serait condition de sa réalisation, dont un internet décentralisé et libre serait le medium privilégié.

l’écrire, avec la certitude que c’est l’échec seulement qu’on atteindra puisque le monde excède ce qu’on peut en embrasser, puisqu’à cette question, qu’à force d’écrire le monde il finira par être visible ?, il semble bien que la réponse soit, et définitivement, non.

Pour les lecteurs distraits, rappelons que l’italique est la devise du site internet de l’auteur. Une des tentatives les plus admirables qui se tisse actuellement sur le réseau. Je vous renvoie tout particulièrement à sa sorte de journal où chaque modification est consultable. Un autre visage de l’effacement où Bourrion se définit, se dévisage. Peut-être parce que Lieux ne parle pas, stricto sensu, du réseau, il me semble refléter une tentative d’écrire en rhyzome, cette mise en réseau du propos que tentait, en théorie, L’invention des corps de Ducrozet.


Un grand merci aux éditions publie.net pour leur superbe travail et à l’auteur pour m’avoir envoyé ce livre.

Lieux (80 pages, 12 euros -version papier+numérique)