[NOUVEAUTÉS] Ouest, de Jean Olmedo — et Caravaggio, de Bona Mangangu 14 novembre 2014 – Publié dans : Notre actualité – Mots-clés : , , , , , ,

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Tout d'abord signalons la sortie d'Une femme à la nature morte au format papier, ainsi que l'édition papier du livre de Clotilde Escalle, Les jeûneurs, et de la nouvelle traduction de Trois guinées (Virginia Woolf) par Jean-Yves Cotté. Ce dernier travaille également à mettre en ligne son travail sur son site figuresdesimposees.com.

Et puis, deux nouveaux venus dans notre catalogue ! D'abord, un premier roman, noir, gris, au rythme soutenu, à la langue grinçante, cynique, et bien de saison : il pleut beaucoup dans Ouest, de Jean Olmedo.

Ex-taulard reconverti dans les assurances, Léo Boivin mène une vie terne, mais paisible, dans une ville de l’ouest à la pluviométrie abondante. Jusqu’au jour où la visite d’un policier muni d’une photographie vient lui rappeler qu’il est souvent plus difficile qu’on ne le croit d’échapper à son passé. Lancé bien malgré lui sur les traces d’un mystérieux personnage au destin plus que trouble, Léo devra risquer sa peau, offrir le café à son pire ennemi, rencarder des types qui ne méritent franchement pas le détour, déchaîner la Chine millénaire… Tout ça pour apprendre à ses dépens que la fréquentation des fantômes n’est jamais sans danger.

Le début du texte

HIER UN CADAVRE a été retrouvé… Disons… ce qu’il en reste… C’est en deux mots ce que m’a confié le type, avant d’ajouter qu’ils avaient d’abord pensé à un soldat de la guerre, assez nombreux dans ces sous-bois :
— … Et puis on est tombés sur ce portefeuille. Il était là, sous les branchages, avec une omoplate et une côte flottante. Un vrai coup de chance.
— Quoi donc ? La côte ?
— Non. Que les bêtes y aient pas touché.
— À la côte ?
Il a secoué la tête, sans impatience.
— Soyez pas con.
Il avait dit ça comme on récite, les yeux noyés dans son café noir, et n’étaient ses gants de cuir et cette manie qu’il avait de ne pas vouloir me regarder en face, je m’y serais peut-être laissé prendre, à ses airs de viande blanche et à sa voix lente.
Une voix comme un voyage en train, avec un arrêt à chaque gare, des coups de sifflet stridents et des gens aux joues pâles qui se disent au revoir au milieu des valises. Ou comme celle de ce juge d’instruction, tiens, qui m’avait interrogé… Des années de ça… Mais toujours là, dans le dédale de mes cauchemars…
Après quoi, il m’a parlé de pluie, de brume, de boue, de fourrés passés au peigne fin, un travail de Romain pour lequel, m’assurait-il, cinquante hommes et femmes avaient passé la nuit dehors, plus une partie de la journée.
— Et tout ça pour quoi, je vous le demande bien ? Il y avait soudain comme des traces d’humeur dans sa façon de se tripoter la moustache, une variété intermédiaire entre le duvet juvénile et l’accident de rasage :
— Pour apprendre qu’il s’agirait d’un adulte de sexe masculin dont la taille peut varier entre un mètre soixante-dix et un mètre quatre-vingts.
— Dur-dur ! j’ai admis avec tact. Il a opiné du chef (il ne pouvait pas faire moins…) J’en ai alors profité pour lui dire qu’en ce qui me concernait, je ne voyais pas bien le rapport entre ma misérable personne et ce malheureux macchabée. Au lieu de répondre, il a sorti une vieille photo noir et blanc toute passée et couverte de moisissure, l’a posée dans les miettes à côté de mon Opinel : c’était bien moi, il y a longtemps, accoudé à une table avec un type un peu flou qui occupait un bon tiers du cliché. Je ne sais pas trop s’il faisait la tête ou si ses lèvres entrouvertes étaient occupées à mastiquer. En tout cas, il était tourné vers un troisième personnage, sur sa gauche, dont on n’apercevait que l’avant-bras et un bout de chemise hawaïenne. D’autres silhouettes, dont une ou deux m’étaient vaguement familières, croisaient à l’arrière-plan à proximité d’un buffet campagnard. Deux d’entre elles étaient en train de discuter, un verre en plastique à la main. Une autre, dans un angle, s’allumait une cigarette.
— Vous reconnaissez le coin ?
— Voui, c’était dans le sud, une réunion des anciens, y’a un moment déjà. Je pourrais retrouver, si vous voulez… Mais pourquoi vous me demandez ça ?
— On l’a trouvée dans le portefeuille.
— Hé là ! Je n’ai rien à voir avec ça, moi ! Il m’a tout de suite rassuré. Comme je le prenais ! Fallait pas que je m’en fasse. On ne me soupçonnait de rien, loin de là. Que non ! On me demandait juste de passer au cas où. Procédure de routine. Pas de quoi fouetter un chat.
Et comme pour me prouver qu’il n’avait pas l’intention de m’ennuyer plus longtemps, il a enfilé son gant droit. Il s’apprêtait à en faire autant avec le gauche quand ça lui est soudain revenu :
— Au fait, dites-moi, vous ne sauriez pas comment il s’appelle – enfin s’appelait – des fois ? J’ai secoué la tête.
— Vous en êtes sûr ? Vous avez croûté à côté de lui, pourtant.
— Il n’y avait pas de places attitrées. On se mettait où on voulait. Mais vous avez bien dû retrouver des papiers dans le portefeuille.
— Bien sûr. Le problème c’est qu’ils étaient tellement détrempés qu’on n’a pas encore réussi à les exploiter… Par contre, on a une chaussure. Et comme s’il craignait de s’être avancé :
— … mais dans un état, je vous dis pas. J’ai encore dit que je cernais mal ce que je venais faire dans cette embrouille.
— Qui vous parle d’embrouille ? il a répondu. Et puis, n’importe comment, il faut que vous passiez, alors…
[…]


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Enfin, partons sur les traces du Caravage, avec Bona Mangangu et ce merveilleux texte : Caravaggio, le dernier jour.
Porto Ercole, le 18 juillet 1610. Deux forteresses construites par les Espagnols au XVe siècle sur le Monte Argentario se font face, dominées par la mer : Fort Filippo II et la Rocca. La vieille ville à flanc de colline exhibe ses ocres, ses anciennes bâtisses, ses ruelles fleuries. Sur une plage déserte de la côte toscane, Caravaggio parle, seul, au seuil de la mort. Oublions sa langue pâteuse, ses emportements. Le vin qui coule de ses mots a suri. Mélange de sang et de sueur. C’est un tremblement de chemins inachevés que les replis de la mémoire dévoilent.

Chimères, souvenirs et regrets se mêlent dans un vain combat sans relâche, sans répit. Cherchez le sel du repentir du côté des larmes, l’apaisement au sein même de la cruauté. La rose fanée est dans sa paume, serrée, au-delà des souvenirs. L’homme est sans défense, ses jambes ne le portent plus. Seule sa parole fait barrage contre l’abîme. Il entend des voix, ouvre la bouche, bégaie des mots hasardeux, insensés : il délire. Il a des visions fantasmagoriques. Ce sont les mots du rivage ; le rivage où se dénoue un destin singulier.

Écrire, donner du sens, dire sa vie et la raconter, pour savoir, soi, ce qu’on a vécu, pour comprendre le sens de son passage dans le monde coloré et mouvementé, impétueux aussi, pour saisir en soi et dans les autres l’humanité, pour écouter le son qu’elle rend quand elle est parvenue aussi loin qu’il est possible dans l’existence. Seul le récit qu’on en fait permettra de reculer d’un pas, et de comprendre, et de transmettre sa compréhension. Caravaggio est parvenu à ce qu’il est convenu d’appeler le soir de sa vie ; ce soir déploie ses ombres et ses clairs-obscurs, ses derniers éclats de lumière aussi dans le texte. Il s’est placé dans un étrange lieu d’où parler, d’où s’adresser aux hommes, lui qui bientôt ne sera plus de ce monde. Il n’est pas tout à fait dans un autre monde, il est sur le seuil de ce monde. Tel, quand on est sur le départ, on se retourne une dernière fois et on ajoute quelques phrases encore. Il nous dit ce qu’il lui est essentiel de livrer sur son art, sur le lien intime entre lui et le monde, par quoi la singularité d’un artiste est universelle. Car en elle, humanité et création s’entrelacent et tissent un lien profond avec le monde complexe dans lequel nous sommes tous. Son regard est déjà fixé au loin mais il discerne encore des détails qui rendent toute la scène intensément vivante. Bona Mangangu tient cette note tout au long du livre, dans un monologue essentiel et d’un seul souffle. Comme chanté.
Isabelle Pariente-Butterlin