[REVUE DE PRESSE] « L’épidémie n’est pas finie, la citadelle est toujours malade. » 20 mars 2014 – Publié dans : La revue de presse – Mots-clés : , , ,

Et revoilà une Thomas Galley et ses magnifiques chroniques : rappelez-vous, il avait écrit à propos du Jeu continue après ta mortle revoici écrivant à propos d’Une épidémie, de Fabien Clouette. Merci beaucoup à lui. Retrouvez l’article sur La Bauge Littéraire.

On ne peut qu’admirer le courage de Fabien Clouette dont le texte Une épidémie fait immédiatement songer à des prédécesseurs célébrissimes, comme Dino Buzzatti et son Désert des Tartares, Julien Gracq et son chef d’oeuvre, Le rivage des Syrtes (cf. l’article de Philippe Castelnau), ou encore François Schuyttens et Jacques Abeille avec le projet qu’ils ont réalisé en commun, le roman graphique Les Mers perdues (cf. ce passage à propos des ponts de la citadelle qui évoque le même enchevêtrement que celui des cités en ruine illustrées par le célèbre architecte-dessinateur belge : « Ces ponts m’ont toujours fasciné. Il n’y a pas de rivière, ni de cours d’eau dans la citadelle, les ponts sont des passages au-dessus de ruelles, de chemins, de cours pavées bien secs. Ce sont les bras d’un labyrinthe emprunté parfois seulement par le vent. »). Une telle ascendance a de quoi faire peur aux plus hardis branleurs de plumes, et il faut féliciter M. Clouette pour son intrépidité – à moins que ce soit plutôt pour son culot.

L’intrigue de ce petit texte commence avec la fin de la quarantaine généralisée, et le départ du narrateur, libéré de ses quatre murs,  à la redécouverte de la citadelle, sa ville aux murs glacés qui « laissent apparaître des veines rouges de briques », tandis que le bleu inconnu de la mer « chante des complaintes rocailleuses ». Sa ville, elle l’attend déserte, la population décimée par une maladie dont on n’apprend, malgré son omniprésence, rien de très précis sinon qu’elle se manifeste par des égratignures et des inflammations qui laissent la peau de ses victimes couverte de boutons. Cette maladie continue à hanter la ville et les survivants qu’elle abrite (à moins qu’il ne faille dire « enferme »), comme si tout le monde savait en secret qu’elle guette toujours, retirée dans les têtes et dans les paroles, tapie au cœur de cette ville surréaliste coincée entre une mer trop bleue et des champs arides, en permanence fouettée par un vent que seuls des architectes habiles ont su dompter, une fois, il y a de cela des siècles. Responsable de la mort d’une grande partie de la population, l’épidémie joue le rôle d’une sorte de catalyseur, agent qui concentre l’attention des survivants, du narrateur et par conséquent, de façon insidieuse, du lecteur aussi, sur les structures minérales ayant subsisté, telles des reliques, des ossements pétrifiés, dernier témoignage d’une vie qui ne se décline plus qu’au passé. D’une vie absorbée par le minéral, par l’élémentaire, dans une sorte d’échange de mauvais procédés : La vie semble passée, avec ses couleurs, dans les murs et les façades, tandis que l’humain se vide et se fige dans le cristal :

Les yeux de R. sont des verres à pied fendus. Cristaux figés entre deux pommettes parfaitement opaques…

Il est significatif que le paragraphe, qui s’est ouvert sur la description d’une vie en train de se « désanimer », se termine sur l’affirmation de ce qu’on pouvait craindre depuis pratiquement le début du texte : « L’épidémie n’est pas finie, la citadelle est toujours malade. »

Cette ville a une dimension supplémentaire, son passé qui remonte très loin, et le lecteur apprend dès le deuxième paragraphe que le legs des siècles fait partie de la vie de tous les jours des habitants. Il y subsiste des « ruines antiques » dont on imagine qu’elles ont surgi des abîmes d’un passé immémorial, même si aucun chiffre ne précise leurs origines. Ce flou caractérise d’ailleurs tout ce qui a trait à la citadelle, ses origines, les conditions de sa montée au pouvoir et celles aussi de sa décadence. Des bâtiments impressionnants dont personne ne connaît plus l’usage, des voyages mythiques entre légende et réalité qui laissent deviner l’existence d’un empire étendu et entreprenant avec à sa tête la dynastie des « Empereurs du vent » dont on ne sait au juste si celle-ci existe encore ou si elle a sombré il y a longtemps déjà, précédant vers le néant les populations fauchées par la maladie. À moins que ce soit la citadelle elle-même, animée d’une vie étrange, qui ait choisi d’engendrer une dynastie qui puisse porter sa gloire aux coins les plus reculés de la terre.

La citadelle, elle ressemble, avec son emplacement méticuleusement recherché, à un défi pétrifié insolemment jeté à la face des éléments : à la terre desséchée qui la porte ; aux vents qui non seulement obligent ses habitants à se pencher en permanence, mais qui s’en prennent jusqu’à l’Histoire de la citadelle, effaçant avec une violence tout en douceur, dans un duel séculaire qui les oppose à l’humain, jusqu’aux visages des statues ; au feu solaire qui descend du ciel et assèche le « sol argileux sur lequel ne pousse aucune terre » ; à l’eau enfin, que ce soit celle de l’océan ou celle, plus troublante encore, que le narrateur évoque dans une phrase qui ne laisse d’inquiéter le lecteur bienveillant : « Un tracé indélébile [les boutons qui couvrent les joues du client] du venin craché comme une pluie d’automne, de celles que la ville attend naïvement depuis des années. »

Je ne peux pas dire que, après de multiples lectures, j’ai « compris » ce texte, dans la mesure où une telle compréhension serait possible, compréhension qui signifierait rien de moins que la volonté d’usurpation de la pensée d’autrui. Mais, face à toutes les richesses qui imprègnent ce texte jusqu’à la moelle de ces mots et de ses syllabes, je refuse tout simplement de céder à la facilité de vouloir le réduire à un quelconque message. C’est un texte dans lequel, malgré sa brièveté, on se laisse dériver, comme sur l’océan sans fin qui a porté le mythique ambassadeur des mers du sud. Un texte dont on voit surgir, au gré des voyages et de la configuration des phrases, des monstres et des merveilles, tous les deux capables d’éblouir le lecteur et de le plonger, le temps d’une lecture réfléchie, dans les abîmes de son imagination. Un texte qui, après avoir frôlé les murs de la citadelle, gorgés de soleil et polis par le vent, s’élève dans le ciel pour y briller avec le soleil avant de plonger dans le bleu océan qu’implorent « les champs arides [qui] ne connaissent pas l’humidité ». Un texte qui conjugue l’intrépidité et le culot de son auteur, prouesse dont on ne saurait assez le remercier.

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