Philippe Aigrain, Jachère : Forêt (extrait) 3 juin 2023 – Publié dans : Notre actualité – Mots-clés : ,

À l'heure où la campagne Ulule vient de dépasser les 120%, nous vous proposons un extrait de Jachère, le roman de Philippe Aigrain, illustré par Roxane Lecomte. Dans ce chapitre, la survie près des forêts prend une tournure collective, et même interespèce, puisque d'anciens robots-tueurs repentis se sont joints aux héros. Il s'agit d'une thématique forte du roman : comment cohabiter les uns avec les autres, humains et non-humains, sans reproduire les schémas d'exploitation du passé ? Première piste de réflexion ci-dessous, la suite dans le livre !

 

Nous avançons dans l’aménagement de notre environnement végétal. Pendant que les autres s’occupent de donner vie au dessin de Darja et de son robot encore innommé du côté de la vallée, nous sommes quatre, dont Melissa la botaniste, Matilda et moi, à travailler par petites touches à la forêt proche du village de cabanes.

Nous commençons par extraire délicatement et replanter les rejets de toutes sortes d’arbustes à baies : airelles, framboises, groseilles mais aussi des sureaux (il nous manque les poules pour faire des crêpes avec les baies printanières mais nous verrons), des épines-vinettes (les baies séchées sont délicieuses dans du riz pilaf), des prunelliers et d’autres encore. Il y aura quelques fruits déjà formés qui mûriront malgré la transplantation, mais tout cela ne rendra vraiment que l’année prochaine ou celle d’encore après.

Chaque plante est disposée en laissant un espace pour sa croissance et sa multiplication future, une série de massifs pour l’instant à peine visibles mais qui structureront en une grande courbe, coupée de passages, la banlieue forestière du village.

Au-delà, nous préparons la permaculture forestière, en particulier la culture de légumes sous les arbres. Heureusement, la forêt sub-pannonienne, même si elle est assez fragile, en héberge une grande diversité. Malheureusement, nous n’avons, hors trois variétés de riz et le soja, ni graines ni plants. Il nous faudra donc faire avec ce que nous trouverons sur place.

En attendant, nous préparons des platebandes en utilisant du bois mort pour les délimiter en les disposant sous des arbres propices. Là bingo, il y a pléthore de robiniers, Robinia pseudoacacia, nous a dit Melissa, un arbre dont les agroécologues ont essayé de freiner la progression invasive en Slovénie, mais composant précieux de la forêt comestible parce qu’il fixe l’azote et remplace donc l’engrais artificiel.

Aussi, des noisetiers, des merisiers qui nous fourniront leurs fruits et que nous pourrons multiplier en plantant leurs noyaux, à condition de protéger leurs pousses contre l’appétit des chevreuils.

Plus loin dans la forêt, il y a également des châtaigniers, dont quelques exemplaires majestueux poussent aussi en bordure de la vallée.

Et, bien sûr, partout la promesse de champignons dans les mois à venir. Mais nous tournons en rond : où trouverons-nous les graines ou plants de choux, laitues, épinards, tomates, courges, lentilles et autres légumineuses, qui sont supposés s’épanouir dans des plantations forestières ?

Nous aimerions montrer nos travaux aux robots et recueillir qui sait quelques conseils de leur part, mais s’ils visitent et observent avec une curiosité que nous imaginons bienveillante les aménagements de l’autre côté de la lisière, ils ne se hasardent pas en forêt, et ne s’approchent même pas du seuil d’entrée dont ils nous ont pourtant fourni le dessein. Et le dessin. Il n’est pas impossible qu’ils attendent quelque cérémonie qui tiendrait lieu de rite de passage.

Pendant ce temps, Sutka et Vančo, après avoir consulté Melissa, s’affairent avec deux robots. Nous avons hésité à mettre en place des rizières inondées : elles sont une forme d’agriculture intensive. Melissa nous a dit que dans des environnements adéquats, par exemple dans les essarts défrichés par brûlis à Borneo, les villageois leur ont préféré une culture sèche du riz. Mais nous estimons le risque de mourir de faim avant d’avoir vérifié que le climat d’ici s’y prête serait trop grand.

La vallée reçoit de multiples ruisseaux par ses flancs sud et ouest, descendant des Alpes dinariques. L’essentiel est formé de prairies humides qui se drainent vers le nord-est, mais sur le flanc sud de petits escarpements ont permis la formation d’étangs et plus loin d’un véritable lac. De ce que je comprends, ils construisent un système d’irrigation qui, partant de ces étangs, amènera l’eau jusqu’à une future rizière, proche de nos cabanes, mais pas trop (les moustiques). Nous n’avons pas de métal, et tout doit fonctionner avec des digues de terre argileuse, des écluses et des fonds de drains en argile cuite au feu et du bois pour renforcer l’ensemble qui demandera beaucoup d’entretien. À propos de feu, nos provisions d’allumettes et de briquets à gaz ne sont pas inépuisables et, même si Sutka a suivi les cours obligatoires d’allumage préhistorique à base de mousse sèche, de bâtons et de ficelle, on espère que les robots voudront bien nous faire bénéficier d’une version pacifique de leurs lance-flammes.

D’après ce que nous comprenons, les robots utilisent des piles à combustible qui produisent de l’hydrogène à partir d’une source d’énergie qui nous est inconnue. Nous ne savons pas trop si la durabilité a tenu ou non une place importante dans le cahier des charges de leurs concepteurs.

Sutka est revenue avec deux nouvelles. La première est qu’elle a donné un nom au robot qui avait enlacé Darja. La seconde est que ce nom devra rester secret parce que les robots ne veulent pas parler. Ils ont des organes sonores et celui qui n’est plus innommé mais dont le nom est secret a déjà démontré sa capacité à émettre des soupirs de plaisir. Il est certain qu’ils pourraient maîtriser une imitation convaincante de notre parole, mais Sutka nous explique – comment le sait-elle? – qu’ils ne veulent pas adopter un mode de communication anthropomorphique, préférant en rester aux mouvements de leurs parties, aux sons non verbaux, à des médiations comme le dessin, et à d’autres modalités que nous ne connaissons pas encore et qu’ils utilisent entre eux. Nous devrons communiquer avec eux en les reconnaissant comme personnes d’une nature différente, c’est à ce prix que nos rapports pourront être ceux qu’entretiennent des égaux. Sutka croit aussi que le combat qu’ils ont mené pour se libérer de leurs programmes a été douloureux, un arrachement, et que les modes de communication qui leur ont permis de se coordonner sans que ceux qui se croyaient leurs maîtres ne le soupçonnent leur sont infiniment précieux.

 

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La campagne Ulule n'est pas finie ! Il nous reste un mois pour atteindre les prochains paliers : prochaine étape, les 7500€ avec la possibilité d'imprimer sur du papier issu de forêts gérées durablement. Rendez-vous ici ! Merci à toutes et tous pour votre aide pour y parvenir, partages et relais plus que bienvenus !