Carnet de bord, semaine 43 27 octobre 2019 – Publié dans : Carnet de bord – Mots-clés : , ,

publie.net, le feuilleton, à retrouver chaque semaine, par GV.

lundi

 

Je ne suis pas fiable quand je compte. C'est l'une des raisons pour laquelle je m'en remets plus volontiers (comprendre, que je suis plus en confiance) au tissu quadrillé des tableurs. Du coup, quand je compte effectivement, je compte beaucoup, et longtemps. Ça semble un paradoxe à première vue mais ça ne l'est pas. C'est que j'ai besoin de beaucoup compter et recompter pour m'assurer que je retombe bien sur le même chiffre. Là, préparant la grille du stock pour le salon de L'autre livre (quoi avoir et en quelle quantité, quoi commander qui me ferait présentement défaut), j'arrive quand même à quelques secondes d'intervalle à trouver 189 et 307, ce qui fait tout de même la bagatelle de 118 livres d'écart. Voilà pourquoi, pendant les salons précisément, je me fie uniquement au terminal Sum Up, ou à défaut à une calculatrice embarquée sur un téléphone. C'est plus sûr pour tout le monde.

Au moins, quand je relis Les présents (ou tout autre texte en cours de travail éditorial, comme on dit), je ne suis pas en train de compter, et potentiellement de me tromper. Je peux me tromper, mais enfin c'est plus rare, selon ma perception des choses. Souvent, dans un roman (puisque là, il s'agit d'un roman), il convient d'accorder son attention sur les moments charnières : entrée dans le texte, début et fin de chapitre, et grosso modo toutes les articulations. Il faut à la fois pouvoir ménager des moments de respiration, sans pour autant sortir du texte, proposer des effets de profondeurs, jouer avec le hors champ. On trouve cela dans Les présents. Par moment, c'est là sous la forme (du moins le croit-on) d'intuition, et ce qui est esquissé sous la forme d'intuition il convient parfois de le pousser jusqu'au bout de son potentiel (quand on estime, du moins, que ce n'est pas déjà le cas). D'autres fois, ce sont de réelles interrogations : comment souhaite-t-on faire se terminer les chapitres ou les parties, c'est-à-dire : quelle impression d'acmé (ou au contraire de descente) on veut imprimer ? Il ne s'agit pas de ménager un genre de suspens artificiel comme on le voit souvent dans des romans au fonctionnement un peu mécanique. Il s'agit d'aller au bout du mouvement (le mot est d'importance) qu'on cherche à imprimer (et donc de ne pas s'arrêter trop tôt, ni trop tard). C'est souvent une question de lignes, c'est-à-dire donc de phrases, de secondes. Compter, encore.

 

mardi

À Strasbourg, ils sont très organisés. Pour préparer ma venue (ainsi que celle de Anne) mi novembre pour une table ronde à l'occasion de la parution de l'ouvrage Connaître et valoriser la création littéraire en bibliothèque, dirigé par Franck Queyraud, aux Presses de l'ENSSIB, j'ai reçu pas moins de dix mails de confirmation (qui arriveront parmi toute une ribambelle d'autres, parmi lesquels celui d'un envoi de manuscrit qui s'accompagne d'un courrier disant : avant de le refuser, lisez-le SVP), voucher, billets, réservation d'hôtel dans lequel nous séjournerons et le train que nous prendrons pour y aller et en revenir. C'est sur les rails, donc. Et puis, de toute façon, je suis déjà parti. Non pas à Strasbourg mais vers Bastille, pour rejoindre Mathilde Roux devant un thé (vert) et quelques collages cartographiques dont elle a à la fois le talent et le secret. Nous discutons du paysage (augmenté), nous refaisons le monde (tourmenté), nous cherchons des idées pour l'avenir, des plans pour des lectures, des évènements, des rencontres. Le temps passe vite, il faut bientôt revenir se replonger dedans (le temps), comprendre Les présents, mais alors j'en perds totalement la notion (du temps, toujours) et je laisse filer l'heure, je suis presque en retard pour un autre rendez-vous, c'est-à-dire que j'en suis presque (presque mais pas totalement) à ce point très parisien des choses, qui est d'envoyer un texto systématiquement en partant de chez soi qui dit je vais peut-être avoir un peu de retard ou je suis dans le métro, j'arrive (même quand ce n'est pas encore le cas). Une fois arrivé, voilà que nous parlons de livres, de poésie, d'écriture bien sûr, mais aussi de romans : tout le monde en veut parce que c'est ça qui se vend... Non, c'est ça qui pourrait se vendre. Et tout est dans ce pourrait.

mercredi

Platon nous écrit. On ne peut pas dire que cela soit fréquent, mais enfin ce n'est pas la première fois que ça arrive. En début d'année, déjà. S'en était suivi non pas un échange mais une réponse de notre part. Platon, lui, ne poursuit pas la conversation. C'est comme ça. Ce sera encore le cas ici, j'imagine. Ça ne nous gêne pas. On nous demande quelque chose et, si c'est en notre pouvoir, on le fait. Si c'est Platon qui demande, au fond, ça ne change pas grand chose. On l'aurait fait aussi si ça avait été un anonyme. Vous et moi, quoi. On n'a pas besoin que Platon nous écrive pour faire quelque chose. Là, il se trouve que c'est le cas. C'est tout. De quoi je parle ? Non pas de la personne, ni du personnage qu'il a pu devenir à travers l'histoire (encore une fois, le temps), mais d'une plateforme mise en place par la BNF qui facilite la production de documents adaptés aux personnes en situation de handicap. Ils reçoivent une demande d'un individu : j'aimerais pouvoir lire tel texte. Ils relayent la demande à l'éditeur concerné :  envoyez nous tel texte dans tel ou tel format. On dépose ça sur un FTP (ou, là, en l'occurrence, sur une plateforme en ligne). Et puis, derrière, Platon fait le reste. Quoi ? Platon seul le sait. Il sera question de Platon, tiens, durant notre rendez-vous à la BNF avec Vladimir Tybin, qui s'occupe (entre autres) du dépôt légal du livre numérique. À l'entrée, il y a la queue pour Tolkien et, dans le jardin, les chèvres ne sont plus là (il fait trop froid), mais imaginons cinq minutes le transport desdites chèvres pour les amener vers le (et les extraire du) jardin. Les chèvres marchent-elles dans les couloirs guidées par un chevrier ? Sautent-elles sur les meubles ou les éléments de décoration ? Ou bien apparaissent-elles, comme me le glisse Philippe au cours de nos échanges, en surimpression dans le jardin par une sorte d'évolution accélérée favorisée par les ondes intellectuelles transmises par des milliers de lecteurs et de livres lus ? Sont-elles au contraire dans des genres de boîtes ou cages mobiles sur roulettes, et alors il convient de les faire rouler dans le déadale souterrain qui prolifère sous les tours ? C'est qu'à chaque fois que j'y vais, j'ai l'impression d'entrer dans un bunker sécurisé, secret défense et tout le toutim. Impossible de se repérer sans guide (chevrier, ou non). Indépendamment de la question animalière, nos échanges sont très constructifs, et c'est franchement bluffant de voir la machinerie intérieure du dépôt que l'on pratique depuis plus de deux ans mais sans jamais s'être trouvé de l'autre côté de la barrière. Là, on peut voir comment nos flux arrivent, sont interprétés par les outils en place, lesquels sont interconnectés avec d'autres (Gallica, le site de consultation publique des notices éditeurs, le site tel qu'il est visible et utilisable en accès de recherche, en rez-de-jardin). Et puis, au bout de la chaîne, comment les lecteurs les consultent, et ce qu'ils peuvent faire avec (ou non).

Différentes étapes du dépôt d'un livre numérique sous forme de cartographie post-itière.

À mon arrivée, faute de chèvres à chercher en extérieur, j'ai retrouvé Vladimir dans la partie librairie. Regardant les livres, j'attrape une revue qui fait sa une sur l'apocalypse (ou qui s'appelle Apocalypse ? je ne sais plus) et là, l'apocalypse survient effectivement, et toutes les revues tombent. C'est le pouvoir de suggestion (ou bien, qui sait, de sédition ?) des mots.

 

jeudi

Dans une célèbre chaîne de magasins culturels (jadis réputés comme étant le premier libraire de France, mais est-ce encore le cas quand on y vend plus volontiers des aspirateurs, des mixeurs ou des cafetières que des livres ?), Julie s'échoue sur les serveurs téléphoniques comme la marée sur les rochers en bord de mer. Impossible d'avoir un être humain au bout du fil. C'est une succession de messageries automatisées dans lesquels il convient de surarticuler les mots clés qu'on veut cibler (exactement comme pour les drones tueurs, finalement, mais appliqués à la gestion téléphonique des flux entrants), et alors pour atteindre le rayon littérature, qui ne dispose généralement plus de partie poésie, c'est tout un poème justement, il faut s'en remettre à un ensemble hifi-produits culturels et, accessoirement, livres (non pas littérature, juste livres). Derrière, ça sonne dans le vide pendant mille ans car, de toute évidence, le futur, c'est maintenant. Je reviens dans le temps, justement, aujourd'hui en me replongeant dans Les présents, n'ayant pas pu poursuivre hier. Je prends tout un tas de notes éparses qu'il faudra ensuite synthétiser pour l'auteur. Dans ce genre de situations, je me retrouve souvent à écrire : utile ?  Ça peut paraître un peu rude dit comme ça, mais en réalité ça ne l'est pas. Ce qu'il faut comprendre là-dessous, c'est surtout : n'y aura-t-il pas matière, à cet endroit où il y a quelque chose, à ce qu'il y ait non pas rien mais un silence ? Comme en musique finalement. Comprendre : s'en remettre à l'ellipse. Gérer le hors champ autant qu'on construit le en. Créer ainsi des effets de perspective. Autrement dit encore : donner la possibilité à un lecteur, une lectrice, de se construire lui-même (ou elle) la scène plutôt que de la fabriquer déjà montée à son attention. C'est un équilibre à trouver. Trop y recourir, et vous pouvez risquer de n'être pas compréhensible. Ne pas assez y aller, et on aura le sentiment que le roman (puisqu'il s'agit ici d'un roman) se construit de toute façon sans nous, qu'on n'y est pas, en tant qu'intelligence extérieure, requis.

vendredi

Chronopost m'informe par texto que mon colis sera livré aujourd'hui entre 8h et 13h, ce sera une livraison 100% verte ! Qu'est-ce que ça veut dire ? Je l'ignore. De quel colis parlent-ils ? Aucune idée. Je reçois des livraisons à flux tendu, donc ça peut être grosso modo n'importe quoi, mais sans doute pas ma commande stock pour le salon de L'autre livre envoyée mardi, même en circuit 100% vert, ça fait un peu court. En quoi consiste cette livraison verte ? Une chaîne humaine se fait passer mon carton depuis Maurepas jusqu'à Paris ? C'est porté à dos d'âne ? Ou de chèvres de la BNF ? Est-ce là qu'elles passent l'hiver ? Le fourgon Chronopost roule-t-il au gaz naturel ? À l'électrique (mais avec quelle batterie et construite où, comment) ? Des voilures photovoltaïques servent-elles à faire avancer un genre de catamaran ? Des éoliennes propulseraient une montgolfière ? Contrairement à ces supputations, la question de l'impact environnemental du livre est, elle, bien réelle dans l'édition et, on pensera ce qu'on voudra de l'impression à la demande, peut-être qu'une partie de la réponse se trouve dans la limitation des flux de retours et de mise au pilon. Cela, la POD le favorise. Cesser d'imprimer à des tirages délirants pour placer le plus possible de titres (parfois même sauvagement, c'est-à-dire sans que les libraires les ai commandés, comme cela arrive régulièrement pour certaines têtes de gondoles) pour ensuite faire revenir les livres à l'envoyeur et les détruire. Vendre plutôt raisonnablement ce qui a été commandé. Est-ce la direction prise par la majorité de la profession ? Non, bien sûr. Mais tant que les livraisons sont vertes, pourquoi ce soucier de ce qu'elles contiennent ?