[REVUE DE PRESSE] L'épaisseur du trait, d'Antonin Crenn (sur La Viduité) 8 janvier 2019 – Publié dans : La revue de presse – Mots-clés : , ,

Chronique à retrouver sur la Viduité, merci pour cette lecture !

La vie dans ses plans, Paris en ses pliures ; le roman et ses représentations. L’épaisseur du trait nous plonge dans une introspection pleine de miroir, comme en quête de perspective, de cette dimension manquante où pourrait se comprendre le passage à l’âge adulte. Au creux d’une langue limpide, d’une patine presque intemporelle, Antonin Crenn écrit un roman léger, profond comme les interstices ouvert par cette lente découverte d’un espace à soi qui nous est conté.

Par la lecture de ce petit livre des plus singuliers, je découvre l’univers d’Antonin Crenn. Il serait présomptueux de le qualifier de « jeune écrivain » tant, précisément, il me paraît en chemin dans la construction d’une œuvre d’où, discrète, se dévoile une voix. Une sorte de surprise de ne pouvoir la capturer dans un réseau de références, manière de carte mentale des intersections de nos propres lectures. Pour cerner L’épaisseur du trait par une définition négative, proposons un écho différencié pour en appréhender la tonalité. Le roman vous absorbe dans la précision d’une irréalité unique, elle évoque pour moi celle de la trahison des clercs. L’emprunt à Julien Benda pour évoquer le roman des années 20-30 où la folie, hors des fausses périodisations, tenait de l’introspection, de la solitude. On pense ici à Emmanuel Bove (que je connais très mal), à En joue de Philippe Soupault et, bien sûr, à Mon corps et moi de René Crevel pour les doublures d’un désir mimétique. Mais cette approche caractérise fort mal la finesse du trait, entre scission et confusion, ébaucher tout au long de ce roman.

C’était une boîte vide qui se complaisait tellement dans sa vacuité qu’elle avait renoncé au monde extérieur et ne sortait plus de ses propres limites. Et, dans cet espace-là, il y avait Alexandre, écrasé par une lumière trop crue, qui regardait ses doublures s’évanouir dans un lointain trop terne. Ce n’était pas une perspective réjouissante.

Ne nous y trompons pas : le toucher, dans son sens le plus pictural, de Crenn affleure avant tout dans sa délicatesse. Rien de morne ou de terne dans L’épaisseur du trait trop ciselé pour qui la tristesse ni la nostalgie ne s’épanouissent « à leur aise dans la profondeur de l’image. » On pourrait évoquer un art de la superficialité, une façon toujours intrigante de se tenir comme à l’extérieur de son personnage, contemplé comme un plan, « une petite torsion infligée » à l’esprit du lecteur, « un décalage léger de ses repères », « juste assez frustrant pour être excitant.  Pour un livre édité par Publie.net on s’attend à un écho internet, une mise en réseau qui fait curieusement défaut. Je n’ai, hélas, pas pris le temps de consulter la version numérique adjointe à celle papier. Pas certain, contrairement à la très belle « remasterisation » des boucles numériques offertes par celle d’Aujourd’hui Eurydice que la version numérique apporte un surplus de sens à ce livre d’abord obstinément unidimensionnel.

Une sorte de jeu dès lors sur un décalage temporel, une certaine ironie, je le crois dans cette référence au plan sur papier. Aucune déploration néanmoins de la déperdition du virtuel. Les moins parisiens, comme moi, devront sans doute consulter un plan pour situer le décor de ce voyage immobile. Alexandre est perdu dans son appartement qui, selon le plan, a une place plus ou moins grande ; son ami (pour ne point dire son double) vit dans l’impasse Mousset pas toujours exactement reproduite et donc sporadiquement fermée. OpenstreetMap limite ces variations d’échelle et pourtant n’amine aucunement ce quartier dont, dans sa réalité suspendue, L’épaisseur du trait me paraît donner une image mouvementée. Une de celle recueilli par un arpentage patient, quotidien si ce terme n’induit rien d’usuel. Disons à la façon dont Ian Sinclair y parvient dans Quitter LondresLe chic en moins tant Antonin Crenn oblitère toute référence artistique, voire intellectuel. Un des charmes tenaces de ce bref roman est sa feinte et gracieuse naïveté. J’allais dire que l’auteur nous plonge dans la peau de cet Alexandre, lycéen de 19 ans, en rupture et enfermé dans son irréalité. Mais, et c’est-là sans doute que L’épaisseur du trait se révèle profondément contemporain, il faudrait mieux parler de l’étonnante aisance de Crenn à nous en faire miroiter les images constitutives. En premier lieu, le décor. Un quartier réellement habité. À l’arpenter, sur plan, avec l’auteur, il nous semble soudain intimement le connaître, en voir surtout chacun des reflets et autres transparences vitrées comme si en tout instant elles renvoyaient « une réflexion un peu voilée, assombrie, maladroitement altérée par le double vitrage qui mélangeait deux images identiques, légèrement décalées. » Une question de lumière, celle du mois d’avril urbain, celle d’un éblouissement léger, passager, derrière une vitre quand on ose, et pour cause, pas sortir.

Il avait désiré ce qui était l’autre et, même dans la confusion des mains entremêlées, il distinguait désormais très nettement ce qu’il était, lui : un corps dans un espace – son corps dans son espace.

Fuite impromptue aux allures de basculement, L’épaisseur du trait sait nous surprendre, se dépayser pour trouver sens et hauteur de cette appréhension spatiale. Au risque de paraître un peu idiot, il m’a fallut taper cette phrase pour comprendre le vrai vide exhiber par ce roman : le temps, humaine panique, s’en absente radicalement. Soudain Alexandre voyage dans ses doublures, tente de leur donner corps pour enfin y mirer, amoureusement, le sien. Point d’achoppement et ferroviaire butoir de ce quartier est la Gare de Lyon, Alexandre, en fuite, s’immisce dans ce qui peut se comprendre comme une doublure. Son ami Ivan, le phare qui existe dans une sporadique impasse dont il serait facile d’extraire symbole, se dédouble – pour ainsi dire – en Ulisse, un corps rencontré et pour une fois touché. Indispensable là-bas de l’irréalité, celle de la page blanche. « Un endroit où on ne l’attendait pas et où il n’était « ni pour ni contre » , simplement lui-même.

Plus le roman se renouvelle plus, peut-être, il emploie des chemins cartographiés, il se déploie dans les interstices du trop connu. À l’image de Dans la forêt du hameau de Hardt, Antonin Crenn fraye avec le costume du roman initiatique. Il en tend un miroir statique. Certes, Alexandre gagne de la hauteur, effleure la profondeur de champs mais par un retour à lui-même, soi en mieux, soi en regard de représentation abandonnées mais jamais totalement perdu de vue. Rappelons, à l’ultime instant, la charmante simplicité du tout, l’évidence avec laquelle se déploie l’épaisseur du trait.



Un grand merci à Publie.net pour la découverte de ce grand livre.