[NOUVEAUTÉ] Louis-René des Forêts : Empreintes, d'Emmanuel Delaplanche 13 juin 2018 – Publié dans : Notre actualité – Mots-clés : , , ,

Auteur majeur du XXe siècle, Louis-René des Forêts rejoint notre ambitieuse collection Essais, dirigée par Benoît Vincent, à l'occasion de la parution de Louis-René des Forêts : Empreintes, d'Emmanuel Delaplanche. Très marqué, notamment, par la littérature américaine (Faulkner, Hemingway, Miller...) et les surréalistes, des Forêts a construit son œuvre sur la base d'une intertextualité particulièrement vaste, proche d'une notion très personnelle du centon. Des pratiques d'écriture qui nous touchent aujourd'hui tout particulièrement, à l'ère du sampling, du remix et du lirécrire. Loin des considérations de pur plagiat, nécessairement réductrices en ce qui concerne des Forêts, ces pratiques en disent beaucoup sur le rapport des écrivains aux livres dont ils s'imprègnent et à la façon dont il s'en emparent dans l'écriture, pour les réinventer. Empreintes, dans son étude attentive des textes, dans un effort de comparaison permanent avec les livres sources, rend justice aux métamorphoses continuelles que la littérature, depuis ses prémices, met en œuvre siècle après siècle. Le travail titanesque mené par Emmanuel Delaplanche depuis plusieurs années permet d'en saisir l'ampleur et la complexité. Ce fut aussi pour nous un marathon d'édition qui dure depuis plus d'un an pour proposer une expérience de lecture à la hauteur des enjeux que soulève cette étude. En plus des versions papier et numérique, l'apport d'un site internet conçu pour l'occasion permettant de confronter l'écriture de des Forêts à ses sources vous sera également bientôt proposé, en lien avec le livre.

Introduction

En 2001 s’achevait avec Francis Marmande et Jean-Benoît Puech un travail de recherche que j’avais intitulé Les Lectures Clandestines. Au terme de plusieurs années passées au décryptage du tissage souterrain présent dans l’œuvre de Louis-René des Forêts, j’avais mis à jour le large réseau intertextuel qu’elle porte en son sein et ainsi confirmé l’intuition d’une œuvre bâtie sur un trafic incessant de fragments démarqués.

On découvrait comment des Forêts lisait, recopiait des phrases, les transformait, les intégrait à sa prose et finalement générait ses propres livres avec sa bibliothèque. Chaque livre apprécié amenait son esprit à s’enraciner en lui, à s’approprier quelques-uns de ses signes distinctifs et à lui donner un écho dans son propre travail d’écriture.

Toutes les lectures qu’il assimilait le poussaient à se métamorphoser de façon incessante et à rallier à sa propre création des partenaires, des interlocuteurs. De façon exceptionnelle, des Forêts est entré en contact avec la bibliothèque pour s’y éprouver, pour y dialoguer, pour y trouver sa place.

Aujourd’hui les milliers d’emprunts intégrés et présents dans l’œuvre de des Forêts restent clandestins et cet aspect de l’écriture a été assez peu relevé jusqu’ici par la critique. De fait, il n’est pas toujours aisé pour un lecteur de situer une œuvre. Surtout lorsque, en travaillant à son originalité, l’auteur a tout fait pour qu’elle se présente dans sa plus grande singularité. Lorsque des lignes de force apparaissent, que des attractions se font jour, le lecteur identifie certains antécédents, évalue leur impact et repère la façon dont l’auteur a tissé, volontairement ou non, un lien avec ceux qui l’ont marqué : citations, allusions, références, pastiches, parodies, collages, plagiats… Il arrive aussi que rien ne transparaisse et qu’une œuvre suscite peu de commentaires quant au dialogue intertextuel qu’elle noue avec d’autres – ou que celui-ci soit jugé secondaire. Ce fut en grande partie le cas avec Louis-René des Forêts. La présence invisible pour les lecteurs des citations est restée une sorte de secret de l’œuvre. Les voix des autres vécurent en elle de façon clandestine. Des Forêts les accorda dans chaque livre en même temps qu’il les dissimula en les recouvrant de la sienne.

Lorsque l’on survole l’ensemble décrypté – ce que le numérique permet de faire de mieux en mieux – l’œuvre donne l’impression de surgir des livres, de naître de leur confrontation, de leur tissage. Louis-René des Forêts a façonné une œuvre accolée à la bibliothèque, une œuvre qui s’y exposait pour mieux s’en faire le médium éclairé. Il était l’un de ces lecteurs-créateurs par lesquels les œuvres sont destinées à revivre, par lesquels elles sont recréées à chaque fois qu’ils sont mis en leur présence et qu’ils se décident à leur tour à écrire.

Il est aujourd’hui possible de se plonger dans les emprunts pour comprendre le sens de certaines réunions, de certaines connections qui font des Mendiants ou du Bavard, les deux premiers livres de Louis-René des Forêts, le centre névralgique d’un réseau clandestin, d’une communauté invisible et pourtant active. Passée la difficulté à reconstituer cette communauté – elle est large, hétéroclite, déroutante – on peut escompter que s’en dégage une cohérence interne sur laquelle reposent les textes et partant le projet qui les porte.

Si l’intertextualité a un sens (et surtout un sens différent du simple plagiat révélateur d’impuissance), il réside dans l’assemblage et la combinaison d’autres textes. Tout ce que des Forêts a voulu associer à son œuvre participe d’une façon ou d’une autre à la réalisation d’une ambition littéraire. C’est cette ambition plus ou moins malmenée, plus ou moins affirmée que je voudrais essayer de mettre ici à jour. Je m’attacherai à montrer comment les convergences se retrouvent au niveau des mots, des phrases ou expressions, puis au niveau des scènes (lorsque par exemple des Forêts procède de telle sorte qu’une scène de beuverie se nourrisse d’autres scènes proches tirées de cinq ou six autres romans). Mais au-delà de l’analyse purement génétique de l’intertextualité – qui a son intérêt car les textes de des Forêts ont à voir avec le puzzle ou l’habit d’arlequin – c’est la conjonction lumineuse d’une certaine partie de la bibliothèque que je voudrais retrouver. Je voudrais approcher l’intersection à laquelle des Forêts place ses textes et tester l'hypothèse selon laquelle cette place offre un accès inédit aux projets de ses livres.

L’histoire littéraire regorge d’auteurs, plus ou moins illustres, auxquels cette pratique fait songer. La liste serait sans fin. Les deux critiques Harold Bloom (The Anxiety of Influence: A Theory of Poetry. Oxford University Press, 1973) et Michel Schneider (Voleurs de mots, essai sur le plagiat, la psychanalyse et la pensée, Gallimard, 1985) ont exploré les sources (l’anxiété) et les conséquences (le plagiat) de l’influence. Mais si la pratique est répandue, le cas des Forêts est, par bien des aspects, à la fois unique et précurseur. Ce livre précisera sa singularité mais ne sera pas pour autant une étude comparatiste des appropriationnistes et autres héritiers modernes du centon. Ceux qui ont pris à leur compte ou développé cette forme d’écriture aideront simplement à penser la façon dont des Forêts l'utilise.

Cette étude et ses à-côtés numériques voudraient donc tenter de cartographier une pratique d’emprunt dans sa matérialité, dans son utilisation proprement poétique. Puis elle présentera ce qui évoque ou renvoie à cette pratique d’emprunt à l'intérieur même des livres lus par des Forêts (l’intertexte). Enfin, elle proposera une interprétation de l’œuvre comme éclairage ou commentaire sur la pratique d’emprunt elle-même.

 

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Rappelons enfin quelques éléments à savoir sur des Forêts avant de s’intéresser aux procédés d’écriture. Les livres de Louis-René des Forêts sont essentiellement de la prose avec en la périphérie quelques textes poétiques en vers. Pour la prose, nous possédons un roman, un récit, quelques nouvelles et un grand texte autobiographique. Œuvre économe et ramassée, elle a pourtant suffit à donner à cet auteur une place à la fois discrète et essentielle dans la littérature française. De grands critiques, eux aussi écrivains pour la plupart, ont relevé l’importance et la singularité de cette œuvre : Blanchot, Bataille, Sartre, Bonnefoy, Quignard, Roudaut ou Puech. Elle renferme une voix qui n’a jamais cessé de séduire et de soulever de nombreuses questions depuis le principal coup de projecteur donné par Maurice Blanchot et sa postface au Bavard en 1963. Elle est au cœur de la littérature du XXe siècle, notamment pour des problématiques liées à la démarche autobiographique.

Les Œuvres Complètes, publiées dans la collection Quarto en 2015, rassemblent des textes dont les thèmes sont liés au mensonge, à l’expression de la sincérité en littérature, au lien entre le littéraire et le fictif, à la problématique de l’authenticité en art. Dans le roman, le récit et les nouvelles, les narrateurs sont parfois multiples, parfois uniques et anonymes. Dans l’autobiographie, le « je » est absent.

 

Lorsque des Forêts commence à être publié, il traverse la guerre avec deux livres dont l’un est radical : Le Bavard. Cette radicalité a été évoquée plus tard par Maurice Blanchot dans sa postface : « Je soupçonne un livre comme Le Bavard d’un nihilisme presque infini […] il est le nihilisme de la fiction réduite à son essence, maintenue au plus près de son vide et de l’ambiguïté de ce vide […] ». On a commenté, depuis, cette remise en cause de tous les discours tenus sur la littérature. Cette élimination, ce saccage de tous les socles sur lesquels le lecteur a l’habitude d’avancer dans un roman, un récit, une autobiographie. Ce livre est une mise en scène de la remise en question, de la destruction, du « tout détruire », rien ne devant plus être tenu pour acquis. Tel un Descartes du XXe siècle, il fait de l’auteur un dieu trompeur, un malin génie dont il faut absolument se méfier. Et rien ne résiste à la mise en doute de tout ce que nous croyons : la bienveillance de l’auteur pour son lecteur, les relations habituelles que l’on entretient avec le récit autobiographique, la foi que l’on peut prêter à une parole qui se dit honnête ou cherche à l’être comme celle de Michel Leiris dans L’Âge d’homme. Et cela va jusqu’à l’existence physique de cet auteur, sa maîtrise d’un style, son originalité, bref tout ce qui justifie son statut d’auteur. Ce ne sont plus que des fantômes qui habitent ce livre, dira aussi Blanchot.

C’est peut-être parce que les textes de Louis-René des Forêts ont tout de suite fasciné par leur force de rupture, leur intelligence et leur originalité que l’on a mis autant de temps à les envisager comme produits par un très grand lecteur, par quelqu’un qui s’était posé avant tout la question de la trace que laissent les livres en nous : à quoi tient le passage d’un livre lu ? Qu’en reste-t-il in fine ? Qui suis-je devenu dans la lecture ?

 

Louis-René des Forêts incarne à coup sûr l’une des figures les plus importantes du XXe siècle littéraire français. L’aura que suscite l’écrivain, même en marge de la lumière médiatique où il s’est toujours lui-même tenu, son compagnonnage avec des auteurs aussi décisifs qu’André du Bouchet, Yves Bonnefoy, Marguerite Duras, Pascal Quignard, Georges Bataille ou encore Maurice Blanchot en attestent. Son œuvre, récemment rassemblée dans une édition complète, se trouve au carrefour de l’histoire éditoriale de son temps : lecteur chez Gallimard, il a accès à une vaste production originale ainsi qu’aux traductions, lectures qui viennent directement nourrir son propre travail.

Son savoir-faire est unique en son genre : il façonne ses livres dans cette écoute attentive à ceux des autres. L’essai d’Emmanuel Delaplanche, dans son remarquable analyse, livre quelques-unes des clefs de la composition des grands ouvrages que sont entre autres Les Mendiants, Le Bavard ou La Chambre des enfants. On découvre en effet comment des thèmes, des atmosphères, des noms, mais surtout des mots, des syntagmes, des membres de phrases parfois, sont réagencés pour produire des œuvres originales. Loin d’un travail de copiste, loin d’un recel de plagiaire, des Forêts développe un art tout à fait singulier de l’agencement, de la variation, de la reprise. À l’ère de la reproduction numérique et du sampling, le livre d’Emmanuel Delaplanche vient nourrir la réflexion sur la naissance du texte et offre un singulier éclairage sur le laboratoire de l’écrivain et l’originalité de l’œuvre d’art. Il s’accompagne d’un site internet qui présente quelques-unes des pages de l’œuvre de des Forêts abreuvées par plusieurs grands textes du XIXe et du XXesiècle (notamment américain).

 

 

304 pages
ISBN papier 978-2-37177-508-4
ISBN numérique 978-2-37177-173-4
25€ / 6,99€

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