[REVUE DE PRESSE] L'ingénierie littéraire : dans un monde où tous les livres sont écrits par une intelligence artificielle 5 avril 2017 – Publié dans : La revue de presse – Mots-clés : ,

Merci à Ahmed Slama pour cette chronique à retrouver sur La Cause littéraire.

L’éternel retour littéraire ?

Dès la lecture de la quatrième de couverture, enfin du synopsis, l’intérêt est aiguisé, « et si Baudelaire avait écrit un hymne aux algorithmes au lieu de son hymne à la beauté ? », une question pourtant, un Baudelaire à l’heure numérique, parlerait-on encore de Baudelaire ?

Cette question dissipée, on s’empresse de débuter la lecture de ces Classiques connectés, en ayant à l’esprit que ces Classiques connectés sont l’œuvre d’Olivier Ertzscheid, auteur du captivant blog Affordance. Il s’est amusé au fil de ce blog à reproduire cette tradition, aujourd’hui un peu désuète, favorite des rhétoriciens en tout genre, celle d’écrire dans le style de… Mais nous ne sommes pas vraiment dans l’exercice du pastiche tant les textes d’Olivier Ertzscheid épousent parfaitement les contours de ceux qu’il imite, et dès les premières pages nous sommes immergés dans une sorte de dystopie (à mes yeux tout du moins comme chacun le sait, l’utopie des uns est la dystopie des autres) car « Le fantasme de la bibliothèque universelle de Borges est réalisé.

Un programme d’intelligence artificielle mis au point conjointement par Google et Amazon a généré l’ensemble des livres pouvant être écrits ». Oui, nous sommes en l’an 4097, les GAFA ont donc triomphé, ce que l’on nomme aujourd’hui la république des nombres a triomphé avec l’avènement de Textotal IV, « la totalité des textes, écrits ou restant à écrire y est stockée ». Le narrateur est un « ingénieur de littéraire de rang 1 » et a pour mission d’explorer Textotal avec pour mission de « sélectionner » des textes pour leur donner :

1) une « histoire »

2) un corps

3) un passé

4) un auteur

5) une existence

ces classiques connectés étant une anthologie de textes poétiques dont notre narrateur est « l’aucouvreur », « néologisme reposant sur les mots « auteur » et « découvreur ».

Une dissipation de l’auteur

Une tradition littéraire depuis Mallarmé, Péguy, Valéry ou Proust avait annoncé la mort de l’auteur, énoncée clairement par Roland Barthes près d’un demi-siècle plus tard. Dans Les Classiques connectés, nous sommes dans la dissipation de l’auteur, les ingénieurs littéraires ayant pour objectif de créer l’auteur et l’histoire du texte ; pourtant on nous précise que « les auteurs continuent bien d’exister », mais ces auteurs « une fois leur texte écrit ils viennent en faire la recherche » dans le Textotal « pour qu’il leur soit crédité et retiré de la base de données ». Ainsi, même dans le cas des auteurs, assistons-nous à une préexistence du texte vis-à-vis de l’acte d’écriture même.

De ces amorces alléchantes

Autant l’entrée en matière esquissée plus haut est des plus aguicheuses, il y a cette attente, oui Textotal, comment ça fonctionne ? Ingénieur littéraire, ça consiste en quoi ? Et puis ces questionnements esquissés sur la préexistence de l’œuvre vis-à-vis de son acte même d’écriture ? Pas de réponse ou si peu, Les Classiques connectés étant une sorte d’histoire littéraire anticipée, on y navigue en remontant aux sources du web, depuis un certain Tim-Berners Lee, jusqu’à l’an 2047, l’hypothèse d’une histoire littéraire, avec cette question qui tout de même nous taraude. Les textes qu’a découverts notre « aucouvreur » sont ces calques que nous avons évoqués précédemment, des calques parfaitement construits, on pourrait presque dire qu’ils sont l’œuvre d’un Patrick Rambaud ayant une maîtrise parfaite du vocabulaire 3.0, à l’image de ce Que reste-t-il de nos données ?

Ce soir l’algo frappe à mon compte

Me parle des amours mortes

Devant le mur qui clignote.

Ce soir l’algorithme monotone

Prend les données qui frissonnent,

Et je pense aux jours lointains

Que reste-t-il de nos profils

Que reste-t-il de ces beaux jours

Un exercice de haute voltige que réalise Olivier Ertzscheid ; pourtant la dizaine de poésies passée, il y a une petite lassitude qui s’installe, malgré ces coupures, ô combien bienvenues, instaurée par une histoire littéraire (et histoire tout court) du web, partie depuis Tim Berners Lee, avec des histoires d’auteurs que nous reconnaissons parfois.

L’éternel retour littéraire ou conditionnement ?

L’ensemble des textes constituant cette anthologie sont, comme nous l’avons évoqué, des calques, des calques auxquels l’on prête des auteurs, des histoires et des contextes, les contextualisations de ces textes sont très souvent savoureuses par ailleurs, mais il n’y a aucune « invention de forme », posant d’emblée cette question, l’écriture dont fait l’hypothèse Olivier ne serait donc qu’un retour en arrière, une simple transposition de mots, ainsi Olivier Ertzscheid ne partagerait pas avec Nietzsche cette seule particularité de disposer de quatre consonnes d’affilée, il y aurait chez Olivier, peut-être malgré lui, l’idée d’un éternel retour littéraire, ou alors est-ce un certain formatage des formes littéraires opéré par Google et Amazon ?

Une hypothèse qui ne dissiperait que légèrement cette impression que l’histoire littéraire imaginée n’est qu’un prétexte à la présentation des pastiches, une mise en lumière de ces pastiches qui nous semble-t-il portent ombrage à cette magnifique histoire littéraire anticipée, qui ne doit pourtant pas rebuter les lecteurs tant la virtuosité encyclopédique d’Olivier Ertzscheid se fait jour, avec surtout un glossaire extrêmement bien fourni. Même pour le plus grand néophyte numérique, les explications subtilement accessibles et finement rédigées accompagneront moelleusement votre lecture.

Ahmed Slama