Force ennemie de John-Antoine Nau — "Ce roman est une réussite..." 29 septembre 2013 – Publié dans : La revue de presse, Notre actualité – Mots-clés : , , , ,

Merci à Nathalie, qui nous offre une nouvelle chronique d'un livre de la collection ArchéoSF. Pour la lire sur son site, rien de plus facile : rendez-vous chez Mark et Marcel.

 

forcenewIl se contorsionne le faciès en une abominable grimace qui donne à l’un de ses yeux l’apparence d’un nombril enfantin dessiné de travers.

John-Antoine Nau, Force ennemie, 1903, édité chez ArcheoSF, acheté chez Publie.net
Voilà un roman très surprenant. Le narrateur (apparent) se réveille au début du livre et découvre qu’il est interné dans un asile. Commence la découverte des lieux et le lecteur s’interroge : a-t-on affaire à un vrai fou ? à un homme interné contre son gré par sa famille ? ou bien un peu des deux ? En réalité, le narrateur se révèle habité par une créature… étrange et étrangère. Et le roman bascule dans la SF. Mais le roman est riche. Tout le début se déroule à l’asile, le personnel semblant à peine moins fou que les malades, dans un climat propice à l’érotisme. Et ensuite nous sortons…
Mon gardien n’a même pas la peine d’aller jusqu’à la mairie. Il rencontre à sa descente du fiacre le premier magistrat du bourg, éléphantin paysan au nez bleu orné de narines poilues et aux yeux si invraisemblablement rusés que cela doit lui faire mal de les tenir tout le temps à ce cran d’expression-là.
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H. Rousseau, La Fabrique de chaises à Alfortville
Paris, musée de l'Orangerie, image RMN.

 

J’ai été d’abord impressionnée par la variété des sources d’inspiration : difficile de ne pas songer au Horla de Maupassant quand le narrateur dialogue avec sa créature. De la science fiction également mais la fin baigne dans un climat rousseauiste (le Douanier Rousseau, pas Jean-Jacques) remarquable de poésie.
Par ailleurs, le travail sur la langue est remarquable puisque chaque personne a son langage à soi. Le narrateur a un vocabulaire un peu précieux, se revendique de Baudelaire, mais Huysmans n’est pas très loin. Les affectations de langage des gens « comme il faut » sont très bien rendues (passages à lire à haute voix). Mais le personnage le plus réussi est sans conteste Léonard, un des gardiens de l’asile, qui déforme tous les mots un peu compliqués pour les adapter à son sabir, disant "egzitation" pour excitation, "journaux illuscrês" pour illustrés et "domieure" pour demi-heure.
Il fait passer la Françoise de La Recherche pour une puriste. C’est tout à fait savoureux.
Moi qui suis habitué, je reconnais leurs voix l’une de l’autre, les yeux fermés. Celle du petit, du Dr Bid’homme, c’est bien plus râpeux, plus essolent, tandis que le père Froin c’est que magistueux. Mais des « nouvelles gens » comme vous, ça sait-y, la première fois ?
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H. Rousseau, Les Joueurs de Football,
New-York, the Solomon R. Guggenheim Museum, image RMN

 

Par ailleurs, le roman mêle une grande violence anti-bourgeoise, met en scène un viol et laisse libre cours à des rêveries érotiques (le roman est contemporain des débuts de la psychanalyse) (en revanche les personnages féminins ne sont pas aussi réussis).
Tenez, moi, j’étais dans les Ponts-et-Chaussées ; j’aimais les Chaussées ! J’aurais voulu inventer des rouleaux en velours pour les égaliser et je rêvais de les bourrer de nougat en guise de cailloux ! J’adorais les Ponts ! Au point de festonner leurs tabliers, si j’avais pu ! Mais pas de plaisanteries tintamarresques, alors qu’il s’agit de choses graves ; j’étais donc un employé modèle ! Eh bien ! mon atroce femme m’a si vilainement persécuté, m’a si bien fait prendre tout en dégoût qu’il fallait se mettre à quatre – et de forts gaillards ! – pour m’extraire des caboulots mal fréquentés où je mangeais mon bien aux dominos et où j’ai fini par me soûler à l’heure et à la journée.
Ce roman est une réussite. C’est aussi un objet curieux dont on se demande d’où il sort.
Il s’agit du premier roman décoré par le jury Goncourt. Il faut préciser que ledit jury était précisé par Huysmans.