Vers l’Ouest, de Mahigan Lepage, lu par Sabine Huynh 6 février 2014 – Publié dans : La revue de presse, Notre actualité – Mots-clés : , , , ,

Merci à Sabine Huynh pour cette lecture que vous pouvez également retrouver sur son site. La collection Décentrements va bénéficier en 2014 d’une remise à jour complète de ses titres.

À quelques jours de sa rentrée au collège, un jeune de dix-sept ans décide de partir, par dégoût, par dépit, par ennui ; de quitter Rimouski, en direction de l'Ouest canadien. Ce texte de Mahigan Lepage m’avait attirée car j’avais eu l’occasion d’explorer un peu sa région en 2009, lors d’un périple automobile entre Ottawa et Percé, en Gaspésie (je vivais alors au Canada), et, moi qui avait tout teinté de romantisme et gobé avec ravissement, j’étais curieuse de la voir à travers les yeux d’un natif.

Et ce départ du dimanche ou du lundi, le pouce tendu vers l’Ouest sur la route 132 devant le restaurant du pêcheur, ce départ anticipe le départ pour la grande ville trois ans plus tard. Je suis sur la route et les territoires comme des continents glissent arrière à la dérive. Le territoire rouge des Plateaux qui a fait qui je suis, le territoire noir de l’Outaouais qui a failli me tuer et le territoire bleu du Bas du fleuve qui m’a sauvé la vie.

Le texte surprend au premier abord, et c’est sûrement là sa force : tout en déliés de fausses platitudes (mais j’insiste sur l’adjectif « fausses » car il est heureusement dénué de lieux communs), il semble méfiant, rétif à l’apprivoisement, comme un auto-stoppeur aguerri. Il accroche et se laisse pourtant lire, même en donnant l’impression de tenter de s’échapper, à travers une certaine redondance, un ressassement initial, que l’on peut sans peine interpréter comme les signes des hésitations du narrateur face au road trip qu’il anticipe. Ce road trip, il le voit aussi comme une étape obligatoire dans son bildungsroman, qu’il croit, ne sachant trop qui il est, n’être qu’une répétition, en plus fade, de celui de ses parents.

Maintenant je voulais pour moi l’aventure de l’Ouest. C’était encore la même histoire. On cherchait à s’émanciper de nos parents en rejouant leur propre émancipation. C’était absurde. On n’avait de révoltes que le rock et la route et la drogue, mais c’étaient déjà les révoltes de nos parents. On était une génération perdue, peut-être même pas une génération. J’étais planté là dans le parking devant l’Arcade et j’étais perdu.

[...]

Les fils de bourgeois, les fils de fonctionnaire, quand ils se révoltaient ils pouvaient croire que c’était pour la première fois. Ils pouvaient croire assumer la paternité de leur révolte, ils pouvaient croire être les premiers fils. Moi je le pouvais pas. J’étais fils de fils. J’étais fils de révolte. Je ne pouvais que rejouer la révolte de mes parents. Donc j’étais perdu, de tous mes amis j’étais sans doute le plus perdu. Mais je voulais quand même tenter le coup. De toute façon je n’avais pas le choix.

Le texte de Mahigan Lepage cherche obstinément la route et devient de plus en plus attachant au fur et à mesure qu’on s’y engage. En anglais on dirait que it grows on you, il pousse sur vous, se mêle à vos habitudes, jusqu’à ce que vous finissiez par l’aimer.
Vers l’Ouest : la route se déroule et se rétracte comme un désir, elle avale ou évite les villes, lieux menaçants de violence et de perdition possibles. Leurs noms sont saisis avec la volonté évidente d’être écartés.

J’étais à Oka, à la limite est du pays noir et rude des usines et des mots anglais. Et les confins du pays sont de forêt dense et de noms rouges, comme Maniwaki et Oka, rouge foncé et canadien, quand le Canada fait du sang des Indiens la couleur même de son identité. Le rouge et le noir s’y mêlent dans une profondeur de sang de bœuf. Et derrière ces noms et ces limites on entend l’écho d’une violence enfermée

[...]

C’est la ville qui m’avait perdu. L’asphalte déborde de la ville à la route et nous perd. On prend la ville pour la route, comme une escale sur la route, mais ce n’est pas du tout cela. Dans la ville on perd la route. L’asphalte qui fait les rues et les trottoirs donne l’illusion de la route mais ne l’est pas. Pour tenir la route il faut contourner les villes autant qu’on peut. Je suis la rocade qui contourne Ottawa, indique le Grand Ouest. Il faut éviter à tout prix de se faire gripper, il faut continuer, continuer loin, assez loin pour que revenir ne soit plus possible.

La ville se révèle aussi être le siège des haines linguistiques. La question épineuse du bilinguisme canadien fait surface à la fin du récit, et l’on comprend que la violence de la ville, surtout de nuit, « cette hostilité possible, quand on erre sans le savoir dans des quartiers interdits », fait aussi référence à ces « bagarres entre francophones et anglophones », parfois mortelles. Les sphères publiques et privées ne parlent pas la même langue, causant frustration et colère qui peuvent exploser au bout de quelques bières.

L’anglais imposait des ordres et des hiérarchies différentes du français. C’était la langue des touristes, le japonais venait en second. Aux vitrines transparentes il y avait ces mots anglais et ces signes japonais, noirs et opaques. Le français n’avait pas cours dans le commerce. Il n’avait cours que dans le privé et dans les groupes de casseurs de bras qui parlaient fort dans les bars, quand le français était resté trop longtemps dans le privé, aux chambres et aux salles d’employés des hôtels et des staff accom, et que quelque chose de la colère du privé explosait la nuit tombée dans l’espace public de la ville.

Aucun exotisme donc dans ce livre honnête, et pourtant l’on est bel et bien dépaysé, en imaginant les plateaux, les prairies, les immenses platitudes donc, qui sont telles que le narrateur se plaît à croire qu’après tout la terre est peut-être un disque rond.

On aurait pu appréhender une platitude, un ennui, et pourtant les prairies étaient bien moins plates que l’Ontario. L’asphalte se déroulait entre le long quadrillé des champs. Dans les prairies on est sur la terre. Nulle part ailleurs peut-être on peut éprouver ce sentiment fort de la terre comme planète, de la terre comme un disque sous une voûte.

Vers l’Ouest : les jeunes sont fauchés, paumés. On les imagine étouffés par la grandeur de cette nature environnante qui somme toute peut s’avérer décourageante pour qui rêve d’aller voir ailleurs, dans d’autres provinces du Canada, l’un des pays les moins peuplés de la terre, dont la superficie dépasse celle de l’Europe, des États-Unis, de la Chine... Ainsi, ne parlons même pas de se rendre à l’étranger, le pays étant assez vaste pour que ses territoires tiennent lieu de pays à part entière... Ailleurs peut donc paraître si lointain, trop éloigné pour qu’on puisse jamais y arriver, et ses habitants comparables à des extra-terrestres.

Il n’avait jamais quitté son coin de pays et il s’imaginait ques les Québécois étaient des genres d’extra-terrestres.

Pourtant, on se lance quand même dans l’aventure, on prend la route, on y roule et on y roule des joints, pour oublier que rien ne s’y déroule. Le lecteur comprend peu à peu combien ce road trip, qui joue à cache-cache avec les villes, est tissé d’une solitude égale à l’infini de ces territoires qui ne se laisseront jamais traverser en entier.

Je rentrais et j’étais seul encore, je marchais et à mesure que j’avançais la route reculait et glissait sous la brume. Et j’attendais le plein jour et les voitures les mêmes toujours et qu’une de plus la même me prenne et me remmène.

On comprend également que la ville, peuplée, est synonyme de plus grande solitude encore, car l’on y trouve rarement ce que l’on est venu y chercher (du travail, l’âme sœur). C’est pourquoi le narrateur n'entre dans une agglomération que pour chercher le moyen d’en sortir le plus rapidement possible. Et ça devient véritablement la route pour la route, « l’asphalte à perte de vue », embrasser la route comme d’autres embrasseraient un art, et se mesurer à sa propre solitude.

La route est une expérience en soi qui jamais ne lie les territoires qu’elle relie. En soi la route demeure tout entière à rassembler. Elle ne produit pas d’elle-même le liant qui offrirait le déroulé qu’on voudrait. Il faudrait la couler, la couler et la rouler sans vide et sans reste comme l’asphalte. Même on ne sait comment quand dans la tête ne sont plus que des tronçons de route.

Et ces tronçons de route dans la tête, ces voies, sont les lignes sur lesquelles Mahigan Lepage a déroulé une voix pudique et captivante que j’ai aimé suivre Vers l’Ouest.

(L’ouvrage a paru aux éditions publie.net en 2009, avant d’être republié dans une version légèrement modifiée aux éditions Mémoire d’encrier, en 2011.)

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