Un texte/Une voix — Retour Pôle Emploi/Anne-Sophie Barreau 10 novembre 2013 – Publié dans : Un texte/Une voix – Mots-clés : , , , , , , , , , , , , , ,

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Ce dimanche, c'est Anne-Sophie Barreau qui nous fait l'amitié de répondre aux trois questions rituelles de cette rubrique :

Couv-RPE-4Quelle est la phrase/anecdote/situation qui déclenche l'écriture de Retour Pôle Emploi ?

Tout est dit dans le titre. Je me suis récemment retrouvée sans emploi. Et si cette situation me pesait pour des raisons évidentes, elle s'accompagnait en même temps d'un refus du travail tel que je le connaissais jusque-là. J'y ai donc vu l'occasion de me pencher sur mon parcours, ma relation au travail. En outre, j'avais depuis longtemps l'envie de témoigner sur mon passage à la mairie de Paris. Pour en souligner le côté « illusions perdues » mais aussi l'absurdité qui fournissait un ressort comique, il me semblait intéressant de le mettre en perspective, et notamment de revenir sur mes petits boulots d'étudiante sur lesquels s'inscrivaient les rêves que l'on peut avoir à vingt ans.

Si Retour Pôle Emploi était un personnage ou une personne, qui serait-il ?

Plus qu'un personnage ou une personne, je citerais des films, des livres qui ont aiguisé ma sensibilité sur la question du travail et, d'une certaine manière, motivé l'écriture de Retour Pôle Emploi. Pour les films, je pense à Ressources humaines de Laurent Cantet,  La Question humaine de Nicolas Klotz et pour les livres à Extension du domaine de la lutte de Michel Houellebecq, et bien sûr à Sortie d'usine et Daewoo de François Bon.

Quel passage/mot/extrait de Retour Pôle Emploi vous tient le plus à cœur et pourquoi ?

Sans doute le passage à la fin où la narratrice court à San Francisco. Car dans cette quête d'être au plus près d'elle-même, la course, comme la ville elle-même avec l'imaginaire qu'elle véhicule, agissent comme des accélérateurs. Le corps qui court est libre, de même, les pensées ne sont plus les mêmes, elles se renouvellent.

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Un extrait du texte :

J’avais poussé la porte d’un Burger King et non celle d’un McDonald’s ou d’un Quick, parfaitement consciente que les raisons qui m’avaient fait choisir celui-là de préférence aux deux autres, la nouveauté et le sourire amusé qui me venait chaque fois que je me rappelais le dialogue fameux entre Samuel Jackson et John Travolta dans Pulp Fiction, prouveraient rapidement leurs limites à présent que j’avais commis l’irréparable, à savoir n’avoir rien trouvé de mieux pour boucler mes fins de mois difficiles d’étudiante à Paris, que de travailler dans un fast food.

Lequel parmi les trente-neuf recensés à l’époque dans la capitale et en région parisienne et qui, depuis, ont disparu (Burger King a en effet fermé tous ses restaurants en 1997 mais on parle d’une possible réouverture en 2012), je ne saurais le dire. En revanche, je me souviens que mon arrivée en tant qu’équipière polyvalente au Burger King du boulevard des Italiens a été précédée d’une période de formation à l’adresse de l’enseigne située rue de Steinkerque. Le choix de ce lieu ne devait rien au hasard. Le restaurant, bénéficiant naturellement de la présence des touristes qui, à toute heure du jour et de la nuit, remontent cette rue située au pied de la butte Montmartre, ne désemplissait pas. Pour mettre immédiatement l’apprenti équipier dans le bain, tester sa résistance aux cadences infernales, « plus vite, plus vite les whoppers sur chute ! » entendait-on en boucle, il n’y avait assurément rien de mieux. Beaucoup de ces touristes, en outre, étaient américains, et parmi ceux-là, un certain nombre avaient manifestement leurs habitudes chez Burger king et entendaient bien que ce whopper, le produit star de la marque, qu’ils commandaient en France ressemblât le plus possible, du point de vue de la cuisson et du goût, à celui qu’on leur servait chez eux, ce qui, soit dit en passant, ne manquait pas de sel venant de ces fins gastronomes que sont généralement les clients de fast foods. Si le hamburger ne satisfaisait pas à leurs exigences, ils n’avaient ainsi aucun scrupule à en informer la direction, laquelle, toujours prompte à prendre le parti de la clientèle plutôt que celui de ses employés, convoquait sur le champ le pauvre équipier qui, humilié et dégouté, en était réduit à observer ce hamburger qu’on brandissait sous son nez en mettant au besoin en évidence tout ou partie du soit-disant vice de fabrication, steak insuffisamment cuit, ketchup  ou moutarde en trop faible quantité, j’en passe. Autant dire que ce rite d’initiation était particulièrement efficace. Si tant est que cela fut encore possible, il faisait définitivement passer l’envie de prendre le whopper à la légère.

Au bout de deux semaines de ce régime-là, deux semaines à l’issue desquelles j’aurais très bien pu jeter l’éponge mais cela ne m’avait jamais traversé l’esprit tant j’étais certaine que le plus difficile était derrière moi, j’avais donc été affectée au restaurant du boulevard des Italiens. La toute première chose que l’on m’avait demandé, c’était de trouver un pantalon et une chemise à ma taille parmi ceux de la tenue réglementaire entassés les uns au-dessus des autres dans des cartons. C’était là incontestablement un saut qualitatif. Cela me changeait du portant auquel j’étais habituée depuis la rue de Steinkerque sur lequel j’essayais, au petit bonheur la chance, de trouver une tenue qui m’aille parmi les vêtements non triés par taille suspendus sur des cintres destinés aux employés en formation. Encore qu’il faille en nuancer quelque peu la portée. Il n’y avait pas de petite taille, seulement une taille medium destinée à aller au plus grand nombre puis d’autres beaucoup plus grandes dont je ne pouvais m’empêcher de penser, tant pis pour le cliché, qu’elles révélaient quelque chose sur une corpulence américaine d’emblée perçue comme différente de la corpulence européenne. À moins donc d’avoir les mensurations exactes qui avaient servi de modèle pour la confection de l’uniforme de Burger King, il était impossible de disposer d’une tenue parfaitement ajustée. J’en avais la preuve chaque fois qu’avant de prendre mon service, je voyais, mi-amusée, mi-effondrée, ma silhouette se réfléchir dans la glace murale installée dans les vestiaires situés en sous-sol. Je n’étais pas une brindille, j’avais des mensurations tout à fait normales, pourtant, j’avais été obligée de rajouter des crans à ma ceinture pour que mon pantalon ne tombe pas sur mes genoux. Je ne ressemblais vraiment à rien. Mes camarades d’infortune non plus. Évoquant à l’instant cette habitude que j’avais de passer devant la glace avant de monter une à une les marches qui me conduisaient aux cuisines, je suis frappée par la précision avec laquelle cette image ressurgit de ma mémoire. Cette silhouette générale est en effet recomposée dans ses moindres détails, je revois ainsi la visière que je posais sur mes cheveux généralement retenus en queue de cheval dont les extrémités rigides de part et d’autre de mes oreilles me faisaient mal, mais aussi ce nœud papillon grotesque que j’attachais au col de mon chemisier, enfin cette autre habitude que j’avais de me mettre de profil et, en bas des fesses, de tirer sur mon pantalon exprès jusqu’au maximum de sa largeur pour avoir une nouvelle fois la preuve qu’il était trois fois trop grand pour moi. Cela ne s’était d’ailleurs pas arrangé. Au fil des mois, je n’avais en effet cessé de maigrir. D’une façon générale, depuis que j’ai décidé de me pencher sur ce passé, je suis sidérée par la netteté et la profusion des souvenirs que j’en ai. Je n’ai oublié aucun visage, je me rappelle beaucoup de noms et je revois les lieux comme si je les avais quittés hier.

C’était ma première année à Paris. Quelques mois plus tôt, mon arrivée dans la capitale avait été rythmée par certaines étapes bien connues de la plupart des étudiants de province qui partent y faire leurs études : trajet et transport des affaires à bord d’une camionnette de location conduite par un parent, en l’occurrence mon père, installation dans un studio, en l’espèce situé au 6e et dernier étage d’un immeuble sans ascenseur du 15e arrondissement, dépôt d’un dossier auprès de la Caisse d’allocations familiales afin de bénéficier de l’aide personnalisée au logement, enfin, passage en revue de tous les postes de dépenses d’où ressortait la nécessité de gérer mon budget au centime près. Mais même en procédant de la sorte, il se pouvait que cela ne soit pas suffisant et c’était bien la conclusion à laquelle j’étais arrivée au bout de quelque temps. Avec l’argent dont je disposais, j’étais en mesure de payer mon loyer, régler mes factures d’électricité et de téléphone, faire mes courses dans un des supermarchés du quartier, plus souvent Ed l’épicier que Casino cependant, mais je ne pouvais guère aller au-delà, et même si je n’avais pas besoin de grand-chose, le simple fait d’habiter à Paris que j’avais tant voulu, attendu, suffisait à mon bonheur — cette première année, j’avais usé ma carte orange jusqu’à la corde lors de voyages rêvés dans la ville qu’une connaissance parfaite du réseau des lignes de métro et de bus avait rendus possible —, j’entendais bien ne pas souffrir de privations trop importantes. Voilà donc comment j’en étais venue à pousser la porte du Burger King.

Si au départ, il n’y avait eu l’introduction simultanée dans la machine du pain et du steak congelés, et leur réapparition, prêts à l’emploi, deux minutes plus tard après que celle-ci les a recrachés, rien de la description qui suit n’existerait. Ni multiplication au sens propre des petits pains sur un tapis de réception invariablement encombré, ni grill sur lequel échouaient des steaks décongelés échappant à cet encombrement du fait d’une attention plus grande accordée à la viande. Mais inutile de poursuivre par la négative. Au sortir d’une machine que je serais bien en peine de désigner par son véritable nom, pain et viande se présentaient comme il vient d’être dit et basculaient vers deux plans de travail strictement identiques se faisant face, longs rectangles d’inox agrémentés sur la partie haute de bouteilles de ketchup, de moutarde et de bacs alignés les uns à côté des autres remplis d’oignons, de salade, de bacon et de cornichon. D’un côté comme de l’autre, les préposés à la préparation des sandwichs n’avaient qu’à consulter l’écran installé au-dessus de leur tête pour connaître le contenu des commandes, se mettre au travail et veiller à ce que les bacs dont le contenu diminuait le plus rapidement soient en permanence approvisionnés. Une fois prêt, le sandwich était enveloppé dans son papier d’emballage, ce papier sulfurisé dont pour ma part, à chaque fois que j’étais de corvée de sandwich, je ne pouvais m’empêcher d’anticiper la vision dans sa version altérée, translucide, pleine de graisse et de restes de ketchup, puis mis sur chutes où venait le prendre l’un ou l’autre des vendeurs en caisse.

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Bonne lecture de Retour Pôle Emploi et à dimanche prochain !