[REVUE DE PRESSE] Tombeau pour une femme défaite | Jean-Pierre Suaudeau 26 mars 2015 – Publié dans : La revue de presse – Mots-clés : ,

Merci à Jean-Claude Pinson, philosophe de l’esthétique et poète, qui publie un article dans le magazine nantais « Place publique » autour de Femme à la nature morte.

suaudeau_femmeInstituteur à Saint-Nazaire, où il vit depuis plusieurs décennies, Jean-Pierre Suaudeau est un écrivain aussi discret que talentueux. Publiés d’abord sous forme numérique, ses livres (il est l’auteur de trois fictions en prose) font ensuite l’objet d’une publication « papier » à l’enseigne de « publie.net », la maison d’édition fondée par François Bon. Tel est le cas de Femme à la nature morte, un portrait autant qu’un roman à sujet « social », que la qualité de sa phrase arrache aux habituelles ornières du réalisme.

Sa profession et son regard instruit de sociologie et d’expérience militante font de l’auteur un observateur privilégié de la vie de ceux que Pierre Sansot appelait les « gens de peu ». C’est à la fois sans condescendance ni naïveté qu’il narre dans ce livre les péripéties d’une chute, celle d’une femme, Lisa, entraînée par la déveine vers les tréfonds les plus glauques de l’existence (en l’occurrence vers une prostitution qui n’ose pas dire son nom). Mais Jean-Pierre Suaudeau ne se contente pas de raconter les stations d’une chute et de décrire la fatale spirale où se trouve aspirée, jusqu’à tomber très bas et en finir avec la vie, son héroïne. D’une femme ordinaire aux prises avec la misère ordinaire, il brosse, par touches successives, un portrait très empathique. Mieux : le narrateur nourrit le projet de  lui élever comme une sorte de stèle : « J’élèverai ligne à ligne, note-t-il à la dernière page du roman, le Tombeau que tu n’as pas ».

Rédemption donc, mais qui n’est pas seulement celle de Lisa, l’héroïne. Elle est également celle d’Antoine, l’écrivain. Car le roman entretisse deux voix, celle de la femme vaincue par la vie (par la ville également : « La ville a été trop forte pour moi », confie-t-elle) et celle de l’aspirant-écrivain s’acharnant en vain à sa « table de peine », « sans autre résultat qu’une accumulation de pages noircies dont personne ne voulait ». Le récit croise aussi deux destins, car les deux protagonistes se sont en effet tôt rencontrés, au temps des années d’espérance et des « pseudos », à la faveur de l’occupation d’une chambre de commerce restée dans leurs mémoires légendaire. Ensemble, ils ont « milité » dans un groupuscule gauchiste, Lisa la simple employée de bureau, et Antoine, l’« intellectuel de province » devenu enseignant. Entre eux, inaboutie, une histoire d’amour s’est même esquissée.

Roman « social », Femme à la nature morte ne se contente pourtant pas de jeter une lumière crue sur deux existences dont la finitude est exacerbée, pour l’une, par la misère et le manque (le manque d’emploi, d’argent, de chambre à soi), pour l’autre, par le sentiment de l’échec (littéraire). Donnant à voir deux vies non réussies, dont l’une relève plus ou moins de ce que l’on appelait naguère le prolétariat, tandis que l’autre fait de son protagoniste un membre de ce que j’appelle le « poétariat », il n’invite pas seulement à une méditation sur le ratage existentiel et ses formes diverses. Il invite aussi, sans illusions, à se demander, quand la Révolution n’est plus à l’ordre du jour, quel pouvoir de rédimer le malheur de l’existence pourrait bien encore receler l’acte d’écrire dès lors qu’il ambitionne encore de témoigner pour des vies de peu condamnées à rester inécrites.

Aucune complaisance, aucune sacralisation cependant, de l’écriture. Au contraire, Jean-Pierre Suaudeau peint avec beaucoup de mordant, par exemple, une soirée littéraire où l’on célèbre un « immense Poète ». Mêlant mondanités, « discours hagiographiques » et lecture « soporifique », la scène a lieu, comme il se doit, dans une usine désaffectée « réaménagée à grands frais en espace culturel », « manière ingénieuse de faire cohabiter transcendance artistique et monde ouvrier »v (on n’aura pas trop de mal à baptiser l’endroit « Lieu Unique »).

Bien des romans d’aujourd’hui, à trop vouloir traiter des questions les plus contemporaines, s’encombrent d’un agaçant pathos sociologique et de la bien-pensance qui va avec. Du coup, c’est seulement un semblant de réalité qui est au rendez-vous. Pour parvenir à faire sentir la vérité du « social », il faut tout autre chose qu’un aperçu teinté de sommaire analyse sociologique. Il faut une écriture et une vision; il faut la force d’une composition et l’entrain d’une syntaxe et d’un rythme. Composition : pour dire toute la complexité du réel, Jean-Pierre Suaudeau a construit son roman comme un puzzle, empruntant à la fois à la peinture cubiste et aux techniques cinématographiques du montage. Phrasé : pour que soit exhibée sans fard ladite réalité sociale, pour lui faire rendre gorge et extorquer prodige à sa banalité, l’auteur joue de la force d’une phrase toute en vagues et méandres, capable de forer profond dans les strates de l’existence et de l’histoire où elle s’ancre –  phrase qui n’est pas sans rappeler la précision entêtée de celle d’un Claude Simon. Phrase dont la longue houle ne cesse d’apporter des sédiments divers en même temps qu’elle découvre des horizons, tel celui qu’on entrevoit quand on approche de la mer :

« La voiture dévalait vers la mer, comme répondant à son appel impatient et joyeux, emportée par le désir de rejoindre cette extrémité du monde où étaient venus butter, échouer mes pareils, grossissant la ville industrieuse, cette ville de soutiers qui me convenait, qui convenait à ce que j’étais, un tâcheron, un intérimaire de l’écriture, un parmi d’autres que l’espoir d’un avenir radieux avait abandonnés, s’échinant et s’essoufflant et suant à l’ouvrage, pour bâtir de fragiles constructions de papier ou  faire surgir ces gigantesques paquebots de luxe glissant silencieusement sur l’eau, des jouets pour adultes, sur lesquels embarquer et ne plus revenir. Mais tous ici nous restions à quai à regarder ces bateaux, qui n’étaient pas faits pour nous, appareiller avec superbe et dédain, gagner la haute mer, d’autres horizons que nous ignorions, que nous préférions ignorer. Qui nous seraient à jamais étrangers. »

Jean-Claude Pinson

Jean-Pierre Suaudeau, Femme à la nature morte, 230 pages, publie.net, 16,50€ 

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