[REVUE DE PRESSE] La chèvre noire, de François Rannou, lue par Laure Gauthier 18 avril 2016 – Publié dans : La revue de presse – Mots-clés : ,

Un article à retrouver ici, merci à Laure Gauthier pour sa lecture !

« Voici donc La chèvre noire. Celle qui est sacrifiée à quelque prédestination en espérant, malgré tout, faire remonter du vent aveugle la parole qui libère, affranchit. » ( Avant-propos, p. 7)

 Voilà le lecteur plongé dans les eaux opaques de l’enfance, à nager à contre-courant, la tête sous l’eau des souvenirs vagues ou précis sans hiérarchie : La R6, la sueur de la mère, une fenêtre ouverte. Et dans ces sables mouvants on se noie, n’identifiant pas toujours d’où vient la voix qui parle. Le fils, la mère, la grand-mère. Jeu de je à l’identité peu définie, souvenir d’une période sourde, bruits du trauma :

« Ses clés de R6 sur le petit buffet raclent le bois – finitumentends ! La vieille clouée. Je m’élance pour la retenir, ma mère. Quoi dire. Il y a trop de fantômes dont je ne sais rien. Je crie fort. Elle se penche vers la vieille tu sais où ça terminera à la cale de Pors-Meillou, à la cale. Je ne crie pas non je revendique j’exige avec l’assurance du jeune garçon qui parle avec un verre de vin chaud en équilibre sur la tête. » (La chèvre noire, p. 17.)

Si le livre dit la fragilité, les désirs, les trous que l’éducation perce en nous et les sensations de toutes les enfances, il est aussi le récit, discontinu, d’une enfance particulière, celle d’un narrateur sacrifié sur l’autel du mensonge, privé du nom du père qu’il retrouve plus tard, inscrit au dos d’une photo. Mais il ne s’agit bien sûr pas d’un roman familial.

 Le récit est enchâssement de fulgurances prophétiques et du bruit des jours. Dans l’avant-propos, François Rannou dit de La chèvre noire qu’elle est une « suite. Une suite narrative » (La chèvre noire, p. 7). Il évoque les voix qui s’élèvent et les préludes aux différentes séquences constituées de citations de l’Odyssée ou encore de Finnegans Wake de Joyce et qui donnent le ton des pages qui suivent. Mais si La chèvre noire est une suite de souvenirs discontinus, si elle est émanation de voix, progression vers le mystère et aussi régression vers la prime enfance, elle n’est pas suite lyrique au sens où l’employa par exemple Alban Berg. Certes éminemment vocale, elle transmet les sons de l’enfance, désigne ce qui reste de cette enfance, la peau et le corps en avant ; mais elle ne respecte pas de schéma préétabli de composition où il y aurait une progression des sentiments dans un but théâtral depuis l’allegretto giovale jusqu’au largo desolato en passant par l’allegro misterioso. Il y a dans ce livre certes du mystère, de la joie et de la désolation qui modulent la langue sans trame narrative ni modèle dramatique. Mais la langue est première, la langue de la mère offerte à un homme, la langue qui tient le secret et bouleverse la vie, et la langue qui prend corps dans la plume de l’enfant qui finalement écrit. L’histoire de La chèvre noire s’inscrit bien dans le prolongement de l’Odyssée qui décrit la chèvre noire, cet animal sacrifié au moment où l’on a prié la nation des morts avant de regarder les eaux du fleuve et de voir « les âmes de ceux qui sont morts » arriver. C’est ce geste rituel que fait ici François Rannou, qui expose l’enfance, la langue, pour prendre à bras le corps les souvenirs morts qui refont surface, et tenter en mots de « revenir par la mer poissonneuse » vers l’origine, comme toute avancée est un retour vers le mystère du commencement.

 L’enfant nage dans l’odeur maternelle, remonte à tâtons les vents aveugles de la raison, déraisonne, colmate les brèches en lui ou regarde à travers elles. La mère est là, seule dans la famille avec son désir d’un homme, puis le secret d’une naissance. Comme rébellion des sens contre l’étouffement organisé par la famille, les doigts d’un homme dans son corps comme seule échappée à la torture familiale, au mariage prévu, le désir comme seul territoire libre, un instant

Tous ils veulent la voir derrière les murs écoutent, les hommes. Les femmes de la famille lui couperaient les mains. Tous la marient demain. Elle pense à lui. Toujours. Personne d’autre ; Pas eux. Pas celui qu’ils ont dit. La cuisse droite sur l’accoudoir. Grandes petites grandes lèvres glissent. La pulpe de ses doigts à lui. Sa peau. (La chèvre noire, p. 20).

Lui, c’est un homme, le père sans doute, c’est lui le pronom sans prénom qui passe et repasse, lui accolé au corps de la mère, l’absence de son nom qui torture le corps du fils, lui qui reste à la troisième personne, englué dans les souvenirs désirants ou archivés sur papier photosensible (« Mon petit garçon avec son papa, à la clinique, août 1963 » (La chèvre noire, p. 60), mais jamais le jeu de la voix. Il ne prend jamais la parole. Et son fils qui devine la faille. Celui qui sait qu’il a perdu joue différemment. Alors il joue de mots. Seul chemin d’écrire. Désir d’écrire. Il remplit l’absence de nom de tous les mots possibles.

Et le désir comme seule lumière, du frottement des corps comme de celui des pierres naît l’étincelle qui éclaire un soir la nuit opaque. Par le désir donc de retrouver sa mère et ce qui a engendré sa naissance : des lèvres de la mère muette et désirante aux lèvres des femmes muettes rencontrées, aux mots, à la voix qui dit le désir, seule certitude

Langues pendues qui pompent aspirent. Les mots dévergondés détroussent les corps. La belle là. La trop blonde aux tétons forts Komm. Oui. Soudain. Elle. Sur le cuir bleu nuit jambes écartées grandes petites grandes lèvres avec la pulpe des doigts. (La chèvre noire, p. 19)

La pulpe des doigts. Du père, du fils. Lèvres du corps, de la bouche.

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