comment devenir auteur de romans d’espionnage en 10 leçons, questions à Patrick de Friberg 7 mars 2013 – Publié dans : Le grand entretien – Mots-clés : , , , , , , ,

Nous proposons depuis bientôt 2 ans, sur publie.noir, une très forte série, les Dossiers Carignac (un des personnages récurrents, parce que c’est aussi une loi du genre), relevant de la pure tradition du roman d’espionnage, mais portés par une écriture nerveuse, précise, qui arrache.De l’auteur, je ne savais rien. La première publication de ces livres s’était faite sous le pseudonyme de Mornevert (Mission Oxygène, à partir de l’affaire GreenPeace), lequel s’était installé dans une longère en bord de forêt, face à l’île d’Orléans au Québec.

L’autre trait extraordinaire des livres de Patrick de Friberg (mais il vous dira, lui, que c’est aussi une loi du genre), c’est comment ces livres témoignent d’un savoir de l’autre face du monde, la face obscure, celle des trafics, des coups politiques ou industriels – mais avec ce qui signe aussi la patte Friberg : l’écologie, la génétique, la finance, ont remplacé l’espion de papa.

Une évidence : pour écrire à cet endroit, il faut y avoir mouillé sa chemise, avoir eu plusieurs vies. Il partage aujourd’hui sa vie entre le consulting et l’écriture, et, dans son discret village du Cher, semble plus qu’heureux de ce que l’écriture prenne le pas.

Le compagnonnage avec Patrick se fait plus serré. Nous allons inaugurer notre collection imprimée publie.noir avec la parution simultanée numérique et papier d’un nouveau livre très fort, Le dernier codex, toujours dans la série des dossiers Carignac.

Et vous allez découvrir avec cet entretien, précis pour l’écriture, ménageant le secret pour la face B du personnage, cette pulsion d’écriture qui le porte, lui donne aussi la force de brasser ces machines lourdes et complexes qu’est chacun de ces romans entre espionnage, aventure, et réflexion sur le présent immédiat, et ce qui y pèse d’ombres. Mais il n’a jamais cessé d’écrire, y compris dans le monde très fermé des rewriters professionnels.

Et puis il y a les après-midis de monsieur de Friberg. Moi aussi, je me garde un moment pour traduire. Mais si j’avance lentement, Patrick y va avec sa même énergie. C’est lui-même qui a négocié de Maggie Barnett que nous puissions proposer la première traduction d’une série de romans culte dans la fantasy américaine, les livres de John Barnett – formatée dans l’esprit de la science-fiction vintage, courts chapitres serrés, séquençage presque cinéma. Dans son Histoire secrète de l’Amérique des Sixties, Barnett revisite l’affaire des extra-terrestres de Roswell, le début de la guerre froide, l’affaire du Watergate, les ombres sous le décès de Marylin Monroe ou Elvis Presley, et bien sûr l’assassinat de John Kennedy. Dès avril, à raison d’un livre par mois, nous publierons ces traductions inédites de Barnett.

Un grand merci donc à Patrick, et place à l’échange...

FB

 

comment devenir auteur de romans d’espionnage en 10 leçons, questions à Patrick de Friberg


Patrick de Friberg, est-ce que je peux simplement te demander quel est ton premier souvenir associé à la lecture ? Quel ou quels livres, ce qu’il t’en reste, et les livres qui étaient ton paysage au seuil de l’adolescence ? Et, autour de ces lectures, peux-tu nous dire à quoi ressemblaient les chambres, les jardins, les maisons ?

Pour expliquer mes premiers souvenirs de lectures, il faut d’abord parler de ma famille.

Mon père était un lecteur boulimique. Il expliquait toujours qu’il avait construit sa maison autour des six chambres de ses enfants et des six mille livres qu’il déménageait à chaque déménagement. Nous étions des pros de la mise en cartons (ni trop gros, ni trop petits) des rangements de la seule richesse familiale, les livres.

Nous sommes issus d’une famille de marins marseillais par mon père et, par ma mère, de planteurs antillais. On parlait créole à la maison, mais on mangeait les « pieds et paquets » dans la maison familiale de Marseille.

Autour de nous, il n’y avait que des bibliothèques, partout. Des livres accessibles et des rayons interdits.

Mes premiers souvenirs de lecture sont donc forcément de plusieurs ordres. Il y avait à l’étage des enfants, les collections originales des Signes de Pistes qui me faisaient vivre mon scoutisme en temps réel. Je me souviens de ces profondes exaltations à la lecture de cette série qui me poussaient à recruter des scouts autour de moi pour recréer la même envie de fraternité et d’aventures.

Il y avait aussi les interdits, que je piquais en écartant les rayons pour que personne ne se rende compte de mes lectures. Il y avait les apocryphes qui expliquaient que les religions n’étaient écrites que par des humains. J’ai aussi le souvenir de Sinouhé l’Égyptien, une série de romans d’un Finlandais en 1945 qui racontait que l’espionnage est l’invention d’un pharaon. Il y avait aussi Slaughter et Guy de Larigaudy, la Guerre des Gaules de César et ce souvenir, incongru, du Quand la Chine s’éveillera qui resta presque un document humoristique dans ma mémoire d’enfant.

Enfin, il y avait la bibliothèque privée de mon père, dans son bureau de St Michel-sur-Orge puis, juste en face de son bureau, toujours ouvert sous son regard, quand nous avions déménagé à Lévis St Nom dans la forêt de Rambouillet. Ce n’était qu’une collection incroyable des Fleuve Noir et des collections de science-fiction françaises des années soixante. Là, je me suis goinfré des grands auteurs américains de science-fiction, si révolutionnaires que mon père nous les interdisait tout en les laissant à notre portée.

J’avais installé un système de lecture qui permettait de lire dans mon lit. Quand mon père ouvrait la porte de ma chambre, la lumière de lecture installée sur mon lit s’éteignait. Je sais, pour lui avoir demandé en soins palliatifs, qu’il connaissait mon stratagème. Je lui dois ma culture littéraire. Il fut, plus tard mon seul premier lecteur et correcteur, discret et complice.

Pour répondre à la deuxième salve, ces lieux autour de mes lectures, ils sont la conséquence de ce qui précède.

Mes maisons sont multiples. Il y a celle de mon adolescence au milieu d’une forêt où l’on me permettait de disparaître des week-ends complets à vivre dans la nature. Il y a mes souvenirs de Marseille, le soleil, les accents, les réunions familiales où les enfants observaient de loin la nature bourgeoise du monde des adultes. Il y avait la liberté de mes vies antillaises, où la famille survit sous des rythmes qui ne sont plus matériels, mais soumis à la nature des éléments naturels, les cyclones, les raz de marée, les sécheresses et les oublis de la métropole. Il y a enfin la véranda de ma mère, qui faisait naître un « berceau de Moïse » la veille de Noël comme dans son île. J’en ai l’odeur, l’empreinte. Elle n’est que la certitude que là, on avait déménagé un peu de notre sang.

C’est pour cela, que je me suis toujours inscrit dans la certitude d’être le produit d’un commerçant phénicien et d’une pirate antillaise.

Mes jardins n’étaient donc jamais ceux de mes camarades. C’était les calanques de Cassis et les trois cent hectares de cannes de Routa à Lamentin, en Guadeloupe. C’était la forêt de Rambouillet que je parcourais avec mon chien et que personne ne connaît autant que moi et la méditerranée sur un vieux mordicus en acajou, comme les Antilles sur la barque de pêche de mon grand-père. Je pense que j’avais déjà choisi mon camp : le monde n’aurait jamais de secret pour moi.

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En m’excusant de rester indiscrètement dans cet univers, est-qu’on peut prendre un instant pour l’ouvrir plus en détail, cette bibliothèque ? Livres de voyage et d’explorations (Henri de Monfreid ?), les classiques français ou russes (Balzac, Zola, Dostoïevski ?), les livres de navigation ? Et, avant la science-fiction, il y eut Poe et Jules Verne ? Et quand tu dis « science-fiction française des années soixante » et « grands auteurs américains de science-fiction », tu dois bien sûr savoir citer des noms ? Autre question qui me touche de près : ce virus de la lecture touchait aussi tues frères et soeurs ? Et on finit sur le plus interdit de ces livres planqués à l’arrière des autres ?

Papa rachetait des bibliothèques complètes chez les antiquaires. Nous avions les collections complètes de Proudhon comme celles de la NRF.

Je ne me souviens pas d’avoir lu Monfreid chez lui, mais tous les classiques y étaient. Pas Zola, je l’ai découvert à l’école, mais Hugo, Vernes, Horace et César, Platon et Marx, Hemingway, Kessel et Camus. Pas Sartre, mon père ne supportait pas le mensonge du dogme politique, quel qu’il soit. Papa était un scout de la vieille école des Scouts marins de France. Il avait tout de Baden Powell, de Charles de Foucault, de Larigaudy mais aussi avait vécu en dehors de la France la plus grande partie de sa vie, ce qui lui donnait une compréhension de la pauvreté qui le portait vers cette droite chrétienne qui a disparu aujourd’hui, plutôt à gauche dans notre univers caricatural actuel. Il possédait des originaux de dessins de Joubert et cachait, un peu, ses rêves d’une découverte que l’homme n’est qu’un maillon minuscule de l’univers.

Les classiques de Poe étaient présents, ainsi, j’y pense aussi, les poètes surréalistes, Éluard, Apollinaire, Legrand, Lély. Les auteurs de Science fiction étaient Asimov, Bradbury, Herbert et nombre de petits auteurs publiés dans la série SF de Gallimard.

Mes frères et sœurs ne lisaient pas. C’est un paradoxe amusant. Une de mes sœurs lisait, des collections bibliothèques verte, bleu et rouge. Ma sœur jumelle (je suis né une femme dans mes bras) ne lisait pas. Je me souviens avoir conseillé à mon frère aîné, la lecture des Philocalies des Pères neptiques, après une retraite dans un couvent bénédictin. Il m’avait regardé avec cet air bizarre de l’esprit sain devant un fou.

Les interdits de nos bibliothèques étaient planqués dans le bureau de papa. Il y avait les apocryphes, les recensions franc-maçonnes allant du complot planétaire des chevaliers de la Sainte Croix aux études fumeuses du trésor des templiers, les Emmanuelle et autres Sade planqués, comme les essais politiques. J’y puisais quelques sensations qui me dépassaient. En fin de compte, j’étais plus intéressé par la patrouille du Prince Éric qu’aux émois d’une bourgeoise en manque de liberté.

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La question suivante en découle : à quel âge remontent tes premières expériences d’écriture ? Tout seul ? Dans un lieu précis ? Sur des carnets, des registres, une machine à écrire ? Et vers quoi te portaient ces écrits, comment s’articulaient-ils avec ton parcours scolaire ?

Mon premier roman fut écrit en trois cahiers (petits carreaux, pas de ligne), en classe de sixième. C’était un roman fantastique où un homme se souvenait qu’il avait été un loup dans une autre vie et que les chasseurs qui le poursuivaient étaient toujours derrière lui. J’ai toujours les carnets, ce n’est pas mal, un peu romantique. Je me souviens l’avoir envoyé à Fallois et d’avoir reçu une réponse me demandant mon âge. Je n’ai jamais répondu. Je ne me souviens pas du titre (il faudrait que je recherche… un truc comme L’enfant de la louve). Je me souviens aussi avoir croisé le fer avec ma professeure de l’époque pour lui indiquer qu’elle n’avait pas de légitimité pour noter mes dissertations parce qu’elle n’était pas un écrivain, alors que moi, je l’étais. Elle a eu cette grâce de me répondre que j’avais raison, mais que ma grammaire était à travailler, encore, et que son programme ne lui permettait pas de noter la capacité littéraire, mais l’apprentissage de l’orthographe et des conjugaisons.

Mon parcours scolaire ne fut dirigé que vers la possibilité de partir au loin. D’une famille sans le sou, il ne pouvait être que l’armée ou la marine. J’ai choisi la facilité, je me suis engagé à dix-huit ans, parce qu’on ne pouvait plus tricher sur son âge.

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Ce que je voudrais savoir, c’est ce qui passe par la tête d’un enfant de 11 ans, quand il commence un roman : identification à un écrivain, à une aventure ? Et la dose de culot qu’il faut pour se lancer... Et écrit à quelles heures, en quel lieu ? Et d’emblée, c’était un « roman » (ça aurait pu être journal, poème...) ?

Je ne pouvais écrire autrement. Il y avait les histoires familiales de mon père marin dans la marine de commerce, mais aussi de mon grand-père et tous mes ancêtres jusqu’à ce tableau du Jacques-Élisabeth, une goélette de vingt canons, marqué de notre nom, trônant dans le salon familial. Il y avait ces histoires de flibustes et d’Orient et ces photographies en noir et blanc de lourds albums en croûtes de cuir marocaines. J’étais baigné dans un monde imaginaire pour les autres, réel et suralimenté par le carburant de mes lectures.

Pas de dose de culot, j’ai toujours écrit, toujours été montré du doigt agacé de mes maîtres et professeurs parce que je choisissais le hors-sujet décalé au plat énoncé, alors un jour que j’avais essayé la technique du cahier d’heures des ados, j’ai tout de suite lancé un début d’histoire, juste un titre (ça y est ! « L’enfant et la louve »), et comme je l’ai découvert ensuite, du titre que je ruminais était née une histoire en entier, ses couleurs, odeurs, chapitres forts, conclusions et personnages. J’écrivais partout, au stylo sur des cahiers d’écoliers, tiens je les ai retrouvés… ils sentent le printemps.

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Tu parlais précédemment du scoutisme, et tu évoques pour les univers paternel et maternel deux figures essentielles liées à la mer : l’île, la traversée (sans parler de la goélette armée...). On oppose souvent, et surtout pour les littérateurs, les univers du corps et ceux ce l’intellect. Que représentait pour toi, dans l’enfance et l’adolescence, le défi physique ? L’imaginaire de la mer lui était-il lié ? Et dans celui qui décide de partir le plus loin possible pour ses 18 ans, y a-t-il encore une place pour le rêve d’écrivain ?

Je n’ai jamais cru à l’opposition (très bourgeoise, psychanalytique) des univers du corps et de l’intellect, surtout en littérature… L’image paternelle en est l’exemple parfait, intellectuel, inventeur de concepts (les « cercles de qualité », par exemple), force de la nature, marin, navigateur et pourtant détestant le dépassement physique sportif. Il avait été scout marin à Marseille et plus tard, adulte, au Maroc, quand le scoutisme catholique était un lien de cohésion social transversal. Nous avons été scouts parce qu’il était persuadé que ce passage lui avait changé la vie. Il a été déterminant pour moi, parce que j’y ai découvert que le dépassement personnel, même égoïste, est décuplé par l’amitié d’un groupe. Cela ne m’a pas empêché de faire des sports de combat, de la natation de compétition et autres sports extrêmes plus tard, plus par besoin de différence que de dépassement.

La mer est mon élément. Je n’ai pas le souvenir de n’y être pas mieux que sur terre. J’ai toujours été celui qui nage, qui plonge, dans la famille ou chez mes copains. J’ai même été totémisé Loutre tranquille ! Je n’ai jamais été aussi heureux que de vivre quelques années sur un bateau en Guadeloupe. J’y ai le seul souvenir d’une croisière avec mon père et l’un de ses frères cadets qui n’avait jamais vécu ensemble alors qu’ils avaient la même passion de la mer.

Partir à dix-huit ans pourrait être dans la culture génétique de ma famille. On prend la mer, activement ou virtuellement dès qu’on le peut, toujours sans réflexion, un peu brouillon.

Le rêve d’écrivain n’existe pas pour moi, je le suis depuis toujours, publié ou non, en écriture permanente. J’emmagasine, je ne digère jamais les sensations, j’observe l’aquarium en sachant que je le décrirai. C’est pour cela que, quand je suis loin, je ne rêve que de revenir pour raconter.

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Cela veut dire que les années qui t’ont mené à Saint-Cyr ont été une coupure avec l’écriture ? Et est-ce que les études militaires ont commencé à te rapprocher d’une écriture au plus près des convulsions du monde ?

Il n’y a jamais eu de coupure. Dès 17 ans j’étais un nègre rémunéré et j’ai continué comme cela ou sous pseudo en parallèle avec mes études. C’est pour ça que je dis que le « rêve d’écrivain » ne m’a jamais touché. J’écrivais pour d’autres et cela me suffisait. Ensuite, ce n’est pas l’état militaire, ce sont les voyages dans les zones difficiles qui m’ont fait changer mon écriture. Je traduisais ce que j’avais lu et qu’on m’avait raconté en une perception différente, personnelle. Par exemple, témoin par hasard des révolutions de l’ex Union Soviétique, j’avais rêvé d’une fin romantique, les armes à la main pour libérer « les peuples opprimés », alors que les foules n’étaient que des jeunes amusés que la répression ne pouvait toucher parce qu’ils étaient leurs propres enfants. C’est cette cicatrice générationnelle que j’ai ensuite décrite plus que la guerre froide elle-même. Je me souviens de cette soirée de novembre 99 devant la télévision où j’ai pleuré en regardant les reportages sur l’anniversaire de la chute du Mur. J’avais tout conservé, les cris, les rires, les pleurs et même les odeurs. C’était en moi pour être écrit.

Ensuite, la bascule s’est faite avec Véronique à la fin des années 90. Elle me poussa après notre rencontre à publier pour moi.

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J’espère ne pas paraître lourd ou trop indiscret. En dehors de mon propre cas, et celui de pas mal d’amis auteurs, il y a ce que je constate souvent chez les étudiants : le fait d’avoir écrit dans l’adolescence nous permet la reprise de l’écriture avec intensité, d’en faire la chose principale de notre vie, mais il y a presque toujours une longue coupure dans ces années qui sont celles des apprentissages adultes. C’est indiscret de te demander comment s’est faite cette rencontre avec « l’écriture pour les autres » ? Pas trop vécue comme dépossession ? Et ce sont les mêmes années où tu découvres des pratiques extrêmes comme la plongée ou le parachutisme, accepterais-tu de dire quels sont, pour ces années, les souvenirs les plus pénibles, et au contraire les plus belles découvertes ?

L’écriture pour les autres fut une chance. D’abord parce que des grands de l’écriture et cette race divine des éditeurs me faisaient confiance, ensuite parce que je ne pouvais pas publier, mes employeurs ne le permettant pas. Je n’imagine pas, par exemple, pendant ma période de financier, qu’un client ait pu apprendre que j’écrivais des romans d’espionnage. Ensuite, je n’étais pas prêt, la question ne se posait pas autrement que savoir que j’étais un professionnel aguerri qui pouvait tout imiter. Ensuite, j’ai rencontré très tôt, j’étais en Corniche, Vladimir Volkoff. Il lisait mes travaux et me forçait à les retravailler. J’ai commencé par exemple mon Jour du Mur avec lui dès 1990, au sujet duquel il m’avait dit : « Éditez, publiez, affûtez votre jolie plume mercenaire… Mais, ce manuscrit-là, laissez-le de côté et travaillez. Quand vous serez prêt, lui seul vous le dira. » Sa mort m’a sûrement libéré.

C’est amusant, cette notion de sports extrêmes, très intéressants. La chute libre et la plongée sous-marine permettent de vivre dans un monde de dimensions multiples, possèdent ce même appel du vide, cette identique possibilité de liberté. Cependant, bien que la plongée soit plus dangereuse, surtout dans les conditions professionnelles, je ne me suis jamais senti pratiquer de l’extrême, considérant les pros du ski ou des sauts de falaise avec jalousie. Mes pires souvenirs dans ces sports, un accident de saut civil à Bergerac qui me priva de pouvoir continuer une carrière militaire, une chance. En plongée, une plongée sur un bateau de pêche pour une compagnie d’assurance. Le patron pêcheur s’était attaché à la barre pour se suicider et non par accident. C’est devenu un polar pour un autre. Mon pire souvenir de voyage ? Un vol du PAM sur le Soudan pour livrer du blé non germable. J’avais aidé à faire monter des évacuations sanitaires pour le voyage de retour. Un nourrisson est mort dans mes bras, avec un petit sourire parce que je lui caressais la joue. La dernière Peste est née cette histoire. Les plus belles découvertes, le rire et la gentillesse de ces mêmes populations, la révolution russe et lettone.

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On arrive alors à cette période où tes expériences de terrain, et ce que tu nommes « zones de péril » interfèrent avec les écritures à venir. Peux-tu nous dire comment est né Mornevert et qui est-il ? Et ce que sont devenus ces manuscrits accumulés, à quoi ils ressemblaient ?

Mornevert est la traduction du suédois Friberg, la montagne verte ou libre, une référence aux Antilles aussi, dont c’est le nom d’un lieu magnifique. Mon expérience des pays étrangers fut longtemps une blague avec mes amis proches. Quand j’étais au Togo, il y avait une tentative de putsch, à Moscou la révolution de Ieltsine, à Riga la libération, à Berlin la chute du Mur, en Côte d’Ivoire, la guerre qui commençait. J’ai peut-être pensé longtemps attirer le mauvais œil aux dictateurs jusqu’à ce que je réfléchisse en écriture au momentum où l’histoire bascule. J’ai alors compris que j’analysais depuis toujours, ces facteurs humains qui permettent ce passage. J’ai mis récemment cette analyse en œuvre pour les révolutions africaines. Je fus le premier à prédire la fin des régimes tunisiens, égyptiens et libyens. Quand les experts me répondaient que les forces militaires, économiques, claniques, occidentales garantissaient la stabilité, je répondais que l’âge des monarques, la maladie, l’internationalisme des richesses de leurs proches, ainsi que l’analyse des foules dans les rues – pas des pauvres, mais des bourgeois, les fils des militaires, le smartphone dans la main – me prouvaient le contraire. J’avais pour cette même raison, prévenu que la Syrie serait une longue et sanglante révolution, toujours en gardant en tête l’âge du monarque, sa richesse concentrée, sa santé, la fidélité apeurée de ses proches et le fait que les manifestants étaient des pauvres, des étrangers pour le clan. On pouvait sans freins moraux lancer les armées, comme la Russie des tsars ou des soviets alignait des Cosaques face aux Tchétchènes, ces derniers contre les Russes, les Russes contre les Asiates. J’ai dû, longtemps et inconsciemment voyager dans des pays qui avaient cette fragilité parce que ces forces-là me passionnent.

Je ne garde pas les manuscrits refusés ou déjà publiés. D’abord, parce que je les ai dans ma mémoire, ensuite parce que j’en ai tant d’autres à écrire… J’en ai toujours une poignée d’avance que je peaufine jusqu’à ce que je sente qu’ils sont prêts.

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Tu fais partie de ces auteurs qui, comme Stevenson, se donnent une discipline quotidienne et quantifiée, dès le réveil passer à la table et écrire, jusqu’au compte fixé. Est-ce que ce mode d’écriture t’est venu tôt ? Est-ce que cette contrainte est en elle-même générative, c’est-à-dire qu’elle permet au livre de conquérir sa propre invention, des formes non prévues du récit ? Corollaire : le retravail se fait-il sur le fragment écrit du matin, sur le chapitre, sur le manuscrit terminé ? Et as-tu des rituels d’écriture qui interfèrent avec celui-ci ?

Le rythme de l’écriture ne m’est pas venu tôt. Il y a déjà un entraînement humble à la création qui s’acquiert par des années de pratique, un apprentissage du dosage, du rythme de la partition qui dépend de l’auteur imité ou de ma propre écriture comme une habitude de faire des gammes avant de pouvoir improviser. Cela peut varier de vingt à quarante pages par jour selon le rythme de mes demandes. Il y a ensuite la nécessité de vivre de sa plume et donc de se diversifier. J’écris des chroniques pour des journalistes, des livres pour d’autres, des traductions tout en continuant ma propre production. J’ai pris ce rythme quand je suis devenu lié à ma vocation par le simple matériel. De plus, je n’ai jamais eu de difficulté à l’écriture, ni syndrome de la page blanche, ni paresse du clavier. J’ai l’histoire en moi, je m’y plonge avec délice parce qu’elle s’impose en entier, fébrile et là, je ne peux plus m’arrêter. Je n’ai plus qu’à suivre, m’opposant par une certaine éthique personnelle, à l’écriture planifiée et, encore plus, travaillée au logiciel, plus marchande certes, mais privée de la dimension créatrice de l’improvisation contrôlée par le seul esprit.

J’ai en effet des rituels d’écriture. Dans l’idéal, j’aime être au boulot avant 7 h 00. Je relis d’abord mes travaux de la veille, corrige et ajoute ou sabre dans le texte. Ensuite je fais mes recherches, puis j’écris jusqu’à la fin de la journée. Véronique se plaint souvent que je n’arrive pas bien à me déconnecter d’une histoire, tout simplement parce que je ne vais pas assez vite pour traduire ma mémoire en mots, de peur que ne s’effacent les mouvements importants que j’ai rêvés. Je déteste dans ces moments-là cette rupture du soir et n’apprécie pas les soirées. Quand le manuscrit est terminé, je le laisse reposer jusqu’à la fin du suivant. Il se passe donc entre trois et six mois. Alors je relis le tout et je révise le texte comme je le ferais d’un manuscrit d’un autre écrivain. Après, je le laisse encore reposer jusqu’à ce que l’envie me prenne de le reprendre en troisième lecture. Il est alors mûr pour l’édition.

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Tu évoquais l’autre jour un autre processus pour moi bien mystérieux : prendre conscience dans la nuit ou au réveil de l’idée d’un prochain texte. Comment se présente cette idée : construction, intrigue, personnages, couleur ? si c’est lié à la nuit, est-ce que le rêve y tient un rôle ? D’autre part, quel contraste entre l’agitation incessante, voyages, personnages, actions, de tes récits, et la vie très concentrée qui est la tienne, avec l’essentiel du temps consacré à l’écriture, à l’écart de la ville et du monde ? Corollaire : l’idée d’un livre naît quand le précédent est fini, ou bien peut-elle surgir alors même que tu es en écriture, et l’attendre ? Et quels sont alors les rituels d’avant roman : scénario, bribes de descriptions des personnages, accumulation de documentation précise ?

C’est en effet un processus mystérieux que je commence seulement à comprendre. J’ai approché, connu, reçu des histoires et des aventures dans des vies précédentes. Elles doivent représenter le terreau sur lequel mon cerveau travaille sans arrêt. L’intrigue se déclenche avec une découverte (pour Homo futuris, la rencontre de Véronique et de Anne Dambricourt-Malassé autour du renouveau du darwinisme), le scénario se révèle plus tard autour d’un titre. Pour ce roman, j’étais en avion au retour de la Lettonie, je discutais avec un ami dentiste du basculement de cet os sphénoïde qui précède les mutations de toutes les espèces d’hominidés. Il m’expliqua qu’il constatait tous les jours chez les jeunes qu’il y avait un nouveau basculement, restriction de la mâchoire, disparition des dents de sagesse, redressement des dernières vertèbres… J’ai eu un flash, il avait révélé un roman. La nuit suivante, au réveil, j’avais le manuscrit en totalité écrit dans mon cerveau, je n’avais qu’à l’écrire.

Il n’y a pas de mécanismes d’attente, les manuscrits se télescopent, prennent leur tour. Je n’ai qu’à ouvrir le robinet pour laisser filer. Il n’y a donc pas de rituels d’avant roman, pas de scénario, pas de mise en scène. Je sais s’il sera en couleur ou en noir et blanc, si le jazz le supportera ou alors un rock intuitif. Le Jour du mur fut écrit autour de cette formation au jazz d’un ami disparu le 9 novembre 1989, La dernière peste fut écrite en écoutant Dylan, Homo futuris dans la folie de Mozart.

Enfin, je n’ai pas besoin de beaucoup de documentation. Je suis un expert dans les sujets traités, je vends déjà mes connaissances, je peux donc les utiliser pour mes romans sans aucune honte.

Volkoff écrivait des milliers de pages sur ses personnages. Le Carré aussi, m’a-t-il un jour raconté. Je connais aussi bien mes personnages que s’ils étaient de ma famille. J’aime les raconter pour moi, sans en donner les clés à mes lecteurs, mais, de fait, tout cela transparaît dans le texte sans l’écrire. Il y a donc, depuis longtemps des centaines de pages décrivant tous mes personnages. Je les connais depuis leur naissance. J’ai même enquêté sur eux pour connaître leurs professeurs, les témoignages de leurs copains de classe, de leur famille. Je ne me sers peut-être de quelques pour cent de cela, mais le lecteur doit savoir qu’il peut tout savoir. Leur profondeur n’est que techniques de préparation, non d’explications.

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Je croyais cette technique, notices concernant les personnages, réservée au cinéma. Est-ce qu’à tel moment le cinéma t’as tenté en tant que technique ou fable ou spectacle ? Et ce qui pourrait nous emmener vers la fin : je repense au "bon qu’à ça" de Beckett, et pour ma part je ne saurais me prévaloir d’être expert en quoi que ce soit. Comment se passe le partage des deux métiers, le consultant, et l’aventurier de la phrase ? Est-ce qu’en tant que Friberg du jour tu restes curieux de l’aventure du monde, et, quand on voit le monde depuis ses coulisses de pouvoir, violence, argent comme c’est ton lot, quel regard a-t-on sur le présent ? Est-ce que le roman naît de ce regard, ou son insatisfaction ?

J’ai écrit des scénarios, j’apprends beaucoup en ce moment avec la vague contemporaine du polar avec mon ami Laurent Guillaume. C’est une des voies de l’écriture qu’il nous faut travailler, aussi. Seulement pour vivre mieux, dans un marché qui n’écrit plus. Je n’ose imaginer les Carignac scénarisés, ou les traductions des Barnett. Oui, l’écriture naît d’une insatisfaction, d’un renoncement ou d’un combat. Mon écriture est le produit de la constatation que la liberté est contraire au pouvoir, c’est l’essence même du roman d’espionnage. La fiction reste donc le seul médium écouté. L’expertise est contestée par l’essence même du pouvoir de l’édition. Cependant, j’essaye depuis une dizaine d’années de mettre en avant mon écriture fictionnelle, seule possibilité d’exprimer le présent sans tomber dans la caricature sectaire.

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