[REVUE DE PRESSE] Oblique, dans le bruissement granuleux de la langue 29 juin 2016 – Publié dans : La revue de presse – Mots-clés : , ,

Billet initialement publié sur Terres de femmes, merci à Angèle Paoli pour sa lecture.

DANS LE BRUISSEMENT GRANULEUX DE LA LANGUE

« Tenir

entre mes mains le

coquillage dans la cuisine et

avec lui vous tenir tous.

Tenir toutes les voix ensuite,

toutes les voix proches. »

Ces quelques lignes suffisent à définir le projet poétique de Christine Jeanney. Projet repris en écho de nombreuses fois au cours du récit puisque les voix y jouent un rôle essentiel, voix sous la voix de la poète, voix qui s’insinuent, qui percent « à côté de moi », écrit-elle dès l’incipit d’Oblique. Peut-être cherchant refuge, peut-être cherchant une oreille à qui confier le passé pour lui rendre souffle d’une autre manière. Mais la poète refuse les « peut-être », cet « oblique » de la langue qui oxyde la mémoire, oblitère les souvenirs de la brume de l’oubli.

« Tu veux contrer

l’oblique/peut-

être/il n’y a pas de peut-être,

dit la voix à côté de moi/alors

je ne sais pas… »

Or, le travail de composition de Christine Jeanney est tentative d’assemblage du fragmentaire. Non reconstitution fidèle d’une histoire linéaire à raconter selon une chronologie précise mais plutôt reconstruction parcellaire à partir d’un essai d’organisation de ce qui n’existe désormais que par éclats et par dispersion. La démarche de Christine Jeanney s’apparente à la manière de Ligeti dont « les petits morceaux », comme « aimantés » « se regroupent, se cherchent ». Il s’agit pour l’auteure d’Oblique de reconstituer le puzzle du passé originel italien, figures de l’exil et de l’immigration, visages humbles et fêlures — « il était cordonnier et réparait les scarpe, il avait un accent à couper au couteau, l’expression qui dit ça ». De renouer le fil des tragédies intimes et familiales — celle de la « petite couverture blanche » qui devait servir de linceul — ou des grandes tragédies du siècle. Déportations exils guerres et charniers. Autant d’épreuves traversées qui se glissent d’une bouche à l’autre, de l’ancêtre à la descendante. « C’est qu’il y a ta voix dans ma bouche elle reprend. » Et pour que cette voix-là puisse résonner en elle, il est nécessaire de s’insurger contre l’oblique qui impose aux autres voix sa volonté de repli et de dérobade :

« Les voix viennent sans qu’on

s’y attende, puis elles se taisent

et c’est là qu’est tout le travail. »

Pour ce faire, pour que toutes les voix puissent se faire entendre, il faut déplacer ce qui entrave. Il faut dévier la trajectoire de l’oblique, il faut la briser. Il faut tordre le cou à l’« oblique ». Laisser tout le « fouillis » — images souvenirs fragments de vie — surgir sur la page, dompter celle-ci, lui imposer un rythme, textes-colonnes en vis-à-vis dont les pavés souvent se croisent se juxtaposent se répondent. Avec des accélérations ou a contrario des décélérations. « Rallentando ». Peu importe si se manifestent des disparités, des décalages. En musicienne avertie, Christine Jeanney œuvre sur les écarts. Lascordatura n’est en rien un obstacle. Ainsi des passerelles existent-elles, des images cherchent-elles à se rejoindre, voix en échos avec variations :

« La voix du jour délaisse

les autres sans les quitter

vraiment, des départs et des

retrouvailles se répercutent et

fusent. » [colonne de gauche]
« Les voix se cherchent depuis

les courbes des tonnelles,

se couchent sur les perrons,

suivent le tracé des cailloux,

les chemins proches des

arbres, la ligne ascendante des

marches jusqu’au petit recoin

sous la pierre, la grotte où

des statues et des bouquets se

tiennent compagnie. » [colonne de droite, p. 151]
De sorte que, d’une colonne à l’autre, l’œil se déplace, tantôt de haut en bas tantôt de gauche à droite, revient en arrière, enjambe, reconstituant ainsi, au fil même de la lecture, le saut d’un morceau à l’autre, le mouvement de remplacement qui s’empare d’une tesselle puis d’une autre. Rajustements/raccords qui font intervenir des lignes de force que l’on n’attendait pas mais qui résonnent dans nos mémoires :

« ce sont de petites marques, ici

ou là, sur une carte du monde

encore naïve, comme celles

des premiers géographes » [colonne de gauche]
« en reculant un peu tout

change, la disparité des détails

recouverte de lettres, écriture

fine ou frustre si l’existence

du continent n’est pas encore

prouvée, on attend les

explorateurs

jaune, indigo, décorées

d’hydres et de serpents » [colonne de droite, pp. 57-58]
Quoi qu’il en soit, échapper à la narration et à la fiction n’est pas chose aisée. Et l’oblique revient, qui imprime sa loi. Celui-là même qui manifeste d’emblée sa ligne visuelle sur le champ de la page/sa saccade. L’oblique serait ce regard en arrière que l’on jette par-dessus l’épaule pour se saisir de ce qui précède. Il est cette « ligne tangente » qui s’impose à la mémoire et qui, paradoxalement, force celui ou celle qui subit son emprise à aller de l’avant. Malgré tout.

L’oblique tient de l’opaque. Il est eau et mauvais œil [malocchju dit-on sur mon île]. Opacité qui entoure de flou les souvenirs, qui jaunit les photos ou les renvoie à leur silence. L’oblique a à voir avec le temps. Il appelle l’oubli :

« l’oblique/l’oblique du temps

pèse, il fait courber la tête/on

se cogne dessus comme sur du

plexiglas/… »

Néanmoins, les voix se pressent, qui font resurgir lieux et dates de tragédie, hommes femmes et enfants. Matante/Mariano/le Protégé… Avec l’italien à la clé, dès l’incipit, qui fait entendre, dans le maillage du texte, sa musicalité propre, au même titre que les références à la musique elle-même :

lento/una corda/espressivo/a tempo

Plus loin : « poco risoluto ».

Ou encore : « abbastanza, peccato, piacere, notte »

C’est peu de choses que ces mots d’une langue que la narratrice n’a pas apprise, mais c’est une fascination qui imprime sur elle sa force :

« je m’émerveille

sans rien savoir de cette histoire

de mots, mémoire de mot,

tiges des mots, fondements

et socles, cette germination

hibernation ancienne plante

sur laquelle je marchais et qui

vient d’apparaître nettement

— seulement maintenant et

pourtant tant d’années passées — (p. 37)

Tout en effectuant son travail de reconstruction (flash-back/répétitions/leitmotiv), la narratrice se donne des consignes, se morigène, accompagne son écriture de réflexions qui lui permettent d’avancer dans son projet, de tenir le cap qu’elle s’est fixé :

« quand tu écris

il n’y a pas de "peut-être"

écrire c’est décider et pas

seulement de la montagne, de

tout/

ce qui se passe avant, ce qui

se passe après, de tout, toi qui

décides dit ce quelqu’un qui

parle/un morceau d’Italie

toi qui décides de l’endroit,

toi qui cherches à te souvenir,

ce qu’il traverse c’est toi qui

l’imagines… »

Ainsi se définit le travail de l’écrivain et si Christine Jeanney choisit cet « assemblage de fragments », c’est que « la vie est fragmentée. » L’ensemble d’Oblique forme une sorte de petit théâtre d’ombres où s’animent paysages et visages, une sorte de « brocante d’horizons rétrécis » avec « dans chaque bocal un fragment, échantillon du monde ». La forme fragmentée permet aux voix, à toutes les voix de la parentèle d’exister, l’une après l’autre, chacune à son tour, pour ranimer un pan de ce passé dont est issue la narratrice. Voix inconscientes et murmures, voix de la musique, omniprésente et essentielle, voix anciennes et voix de notre temps. Celle de la poète Maryse Hache, décédée en 2012, dont la « voix dit que Sur les charniers // poussent des fleurs. »

Au fil des pages d’Oblique se dessine une fresque mouvante/e-mouvante ; un arriccio singulier qui fait apparaître ses figures tutélaires « sur un mur abîmé qui tremble de partout ». Toute une partition voilée d’images qui viennent puis s’effacent. Dans le bruissement granuleux de la langue.

Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli

Oblique