Magma sur les Glossolalies 15 mai 2013 – Publié dans : La revue de presse, Notre actualité – Mots-clés : , , , , , ,

Merci à @selenacht qui sur son site Glossolalies a écrit cette superbe chronique de Magma, écrit par Lionel-Édouard Martin.

Boire seul et triste, aux chan­delles – seul et triste. Au moins ça coule, brûle les muqueuses, les anes­thé­sie. Au fond, plus dura­ble­ment que l’alcool, feu de paille. Là, c’est le feu de chêne, la braise, où mijote l’ivresse, brouillant la cer­velle, mais qui nour­rit, peut-être mal, mais qui nour­rit, comme nour­rissent aussi le café, les ciga­rettes : mal, mais qui nourrit.

Tout le mal de la vie pro­vient des mots, de cette parole bien plus propre à l’homme que n’est le rire, de ces mains ten­dues pleines de sons, de ces clo­chettes dont on a plein la bouche et qui tintent à chaque mou­ve­ment du corps ou presque.
Sourd-muet, le pot sous le cou­vercle, par crainte des réso­nances, her­mé­tique : c’est infirme de cette infir­mité que l’on doit vivre une exis­tence heu­reuse, dans l’autarcie du vide, d’un vide plei­ne­ment habi­table, enfin, désem­pli des autres, de leur manie de par­ler. Ne jamais faire écho, s’abstenir : la Trappe. Vœu de silence, à l’écart. Écrire sans le souci du retour, dans l’anonymat. Que nul jamais ne puisse mettre un visage sur le livre, que le livre n’ait de lèvres ni d’yeux. Comme ceux du haut Moyen Âge dont on ignore les rédac­teurs : et leurs livres leur ont sur­vécu, des livres pleins de mots, de chant, mais tai­seux des corps qui les ont écrits.
Tandis que là.

En proie à un cha­grin d’amour, le nar­ra­teur se retire sur la terre de ses ancêtres pour pur­ger cette dou­leur, voire l’apaiser: à peu de choses près, le sujet de Magma pour­rait être celui d’un bluette, sinon que les peines de cœur sont géné­ra­le­ment mieux admises chez les jeunes filles que chez les hommes d’âge mûr. Le registre choisi est cepen­dant assez éloi­gné de l’élégie : le feu et sa brû­lure y sont plus pré­sents que l’eau et les larmes et l’exploration des sen­ti­ments ne repré­sente que la par­tie congrue (et tar­dive) du récit. Au contraire, l’attention du nar­ra­teur com­mence par se foca­li­ser presque exclu­si­ve­ment sur le pay­sage tra­versé en train, les rues de la petite ville de son enfance, puis sur son quo­ti­dien on ne peut plus banal (on mange, on prend un bain, on boit) dans la mai­son de famille vide.

Presque exclu­si­ve­ment : car le moindre cro­quis donne lieu à médi­ta­tion, plus ou moins dou­lou­reuse, fai­sant ou non réfé­rence au « drame » vécu, dont il n’est d’abord donné à voir que les reflets, avant que les cir­cons­tances et détails n’en soient peu à peu pré­ci­sés, non pas pour­tant au fil de l’habituel récit d’une his­toire d’amour, mais, comme par un détour, à la faveur de telle idée, de tel ou tel mot appli­qué au contexte immé­diat du nar­ra­teur, et dont la charge émo­tive explo­se­rait alors, comme si la dou­leur ne pou­vait être dite tout de go, encore moins aus­cul­tée, mais ne pou­vait accé­der à l’expression qu’au gré d’un rico­chet inattendu.

Aussi le sujet du livre n’est-il pas tant le cha­grin d’amour, que ce qu’il implique: dépos­ses­sion d’un lan­gage, d’un idiome, de cette langue intime par­ti­cu­lière à cha­cun – encore plus à un « roman­cier, et même un peu poète », comme l’est le nar­ra­teur. Au moment de sur­mon­ter la dou­leur, il peut donc dire : « Sortir du bal­bu­tie­ment, recou­vrer tes mots qui ne sont pas les siens. »

Œuvre d’un poète (au moins « un peu »), Magma s’efforce ainsi de réa­li­ser une alchi­mie du verbe tout à la fois sub­tile et bru­tale. Brutale : vio­lence de celui à qui on aurait arra­ché la langue, nœud dans la gorge étouf­fant la moindre res­pi­ra­tion, poids des mots de l’autre enfer­més dans la valise traî­née comme un bou­let ou para­si­tant le corps ; et en regard, souvenir des mots et corps amou­reux avi­vant la bles­sure. Mais sub­ti­lité, aussi, car ce qui est en jeu ici, c’est la jonc­tion mys­té­rieuse des mots aux corps, de la chair à l’esprit, l’un pre­nant sur l’autre tour à tour le pas : « chi­mie d’organes dans la cor­nue des mots » ou « [S]es mots […], cha­cun l’hostie, les ava­lant, com­mu­niant par elle, par son corps de mots. Peu importe le sens. » Cette trans­sub­stan­tia­tion se joue, sous les yeux du lec­teur, dans la mise en œuvre de l’image poé­tique, mais aussi, dans la réflexion qui s’attarde sur tel vocable, telle expres­sion, voire tel vers inopi­né­ment surgi dans l’esprit du nar­ra­teur, moment pré­cé­dant pour ainsi dire la méta­mor­phose poé­tique, déjà engagé dans le pro­ces­sus, et pour­tant infi­ni­ment éloi­gné du sur­gis­se­ment final. L’apaisement, qui n’est réa­lisé, évi­dem­ment, qu’à la fin du roman, s’élabore néan­moins tout du long, chaque phrase étant conquête sur le mutisme, le magma informe des sen­ti­ments, et recon­quête de soi, mais par là aussi (a)ménageant à l’autre une place où être accueillie, au lieu d’être tour à tour exclue ou impo­sée, au gré de la douleur.

C’est du moins ce que l’on peut déduire du roman, qui évite cepen­dant de se perdre en de tels détours psy­cho­lo­giques pour, beau­coup plus direc­te­ment, jouer de la force seule de l’image poé­tique – se fiant, s’abandonnant presque à la langue, qui semble alors dévi­der un trop-plein (images, conno­ta­tions et échos, de jeux de mots où s’empoisonne la dou­leur, d’impressions fugi­tives attra­pées au vif pour essayer d’obtenir un tableau com­plet, ou d’encore empri­son­nantes répé­ti­tions) tout en ouvrant la voie une poé­sie plus réglée, mesu­rée et sereine. Pourtant, et là n’est pas la moindre réus­site de l’auteur, s’il donne forme au magma, ce der­nier n’en perd ni sa cha­leur, ni sa part de mystère.

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